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Maintenant, elle était rentrée chez elle. Le jour baissait et le ciel, toujours gorgé de pluie, semblait attendre la nuit pour craquer une nouvelle fois. Elle se tenait dans sa cuisine, immobile, avec sa veste encore humide, à considérer les plats chinois qu’elle avait achetés par pur réflexe. Pas le moindre appétit.

Elle revoyait la femme morte. Mutilée. Découpée. Dévorée. Ses yeux transparents au sein du visage violacé. Ses membres épars. Ses viscères. Et aussi les motifs sur les murs, dont la noirceur avait quelque chose à voir avec la graisse et l’huile des voitures... Elle se souvenait également des laboratoires trop blancs, trop aseptisés. Du visage immobile de Bernard Pavois derrière ses lunettes à la Elvis Costello. Nelly a disparu sous cette forme. Son âme poursuit le voyage.

Soudain, elle éprouva une douleur aiguë à l’estomac. Accompagnée d’une violente convulsion. Elle se précipita au-dessus de l’évier pour vomir. Rien ne vint. Elle fît couler de l’eau fraîche.

Glissa son visage sous le filet translucide. Elle se releva, chancelante, attrapa un sac poubelle dans lequel elle balança ses plats chinois. Elle éprouva la curieuse sensation d’avoir achevé son repas. Poubelle, estomac, même combat.

Elle alla dans sa chambre pour prendre des vêtements de rechange. Elle habitait un petit trois-pièces rue du Vieux-Colombier, sans signe particulier. Des murs blancs. Un parquet sombre. Une cuisine équipée. Un de ces appartements rénovés où la capitale remise ses milliers de célibataires.

Elle plongea sous la douche avec reconnaissance. Le jet brûlant balaya l’eau de pluie et la sueur sur sa peau. Elle s’enfouit dans la vapeur, le crépitement, et eut l’impression de s’y dissoudre. Elle marchait toujours au bord d’un précipice... Et si la dépression lui retombait dessus ? A tâtons, elle trouva la bouteille de shampooing. Ce simple contact la rassura. Elle eut l’impression de se laver non seulement les cheveux mais aussi l’esprit.

Elle sortit de la cabine, plus ou moins apaisée. S’essuya. Démêla ses cheveux. Elle aperçut son visage dans le miroir et, durant une seconde, refusa de croire que ce visage dur, fermé, était le sien. En une journée, elle avait pris dix ans. Des traits saillants. Des pommettes trop hautes. Des cernes et des rides autour des veux. Pour la première fois, elle se félicita que Thomas ne l’appelle plus. Que personne ne l’appelle. Elle aurait effrayé n’importe qui.

Elle retourna au salon. La moiteur des averses de l’après-midi planait encore dans l’appartement. C’était toute la nuit qui transpirait. Sur la table basse était posée une enveloppe kraft à son nom. Les deux disques du soir. L’original sous scellés et la copie des écoutes de la journée d’Antoine Féraud.

Voilà qui pouvait lui changer les idées.

Elle organisa aussitôt son cérémonial. Un café accompagné d’un verre d’eau gazeuse (une habitude qu’elle avait contractée en Argentine). Obscurité. Ordinateur portable. Casque. Elle s’installa comme un chat parmi les coussins. Glissa le disque dans le lecteur.

« Je tais toujours le même rêve, dit la femme.

— Quel rêve ?

— Un ange doré vient me sauver de la mort.

— Quelle mort ?

— Je saute par la fenêtre.

— Un suicide ?

— Un suicide, oui.

— Vous avez déjà été tentée par ce genre d’acte décisif, dans la réalité ?

— Vous le savez bien. Trois ans de dépression. Deux mois d’hospitalisation. Un an de paralysie faciale. Alors, oui, j’ai déjà été « tentée », comme vous dites.

— Avez-vous essayé de vous défenestrer ?

— Non. »

Silence du psy. Une invite à réfléchir.

« Enfin, oui, admet la femme.

— Quand était-ce ?

— Je n’en sais rien. C’était ma période la plus... confuse.

— Rappelez-vous les circonstances. Où habitiez-vous ?

— Boulevard Henri-IV, dans le IVe arrondissement.

— Près de la place de la Bastille ?

— Sur la place, oui... »

Antoine Féraud ne pose plus de questions. Tout se passe comme s’il possédait un détecteur de vérités qui l’amenait à repérer, sous le flux des mots, un frémissement, un détail susceptible d’ouvrir l’esprit du sujet.

« Je me souviens, murmure la femme. J’ouvre la fenêtre. Je vois le ciel... Je vois le génie... le génie de la Bastille... Il scintille dans le ciel sombre. Tout s’inverse dans ma tête. Je ne suis plus attirée par le vide. Je suis traversée par la vigueur de l’ange. Sa force. Il me maintient à l’intérieur. Il me repousse vers la vie. (Elle éclate en sanglots.) Je suis sauvée... Sauvée... »

Le cabinet du docteur Féraud, c’était les contes des Mille et Une Nuits. Des histoires. Des destins. Des personnages. Elle comparait l’attitude du psy à son propre rôle quand elle cuisinait ses suspects. La démarche était inverse. Jeanne interrogeait ses « clients » pour les emprisonner, Féraud les questionnait pour les libérer. Mais, au fond, il s’agissait toujours d’actes cachés à avouer...

Jeanne écoutait encore. Surtout la voix de Féraud. Une gangue de douceur. Un lieu de confort et d’éclosion, frais et chaud à la fois. Quelque chose de végétal. Comme des feuilles refermées sur une fleur...

Elle fit défiler le disque en mode rapide. Elle s’arrêta sur un cas. Voix exaltée, débit précipité. L’homme parlait. S’arrêtait. Reprenait. Les mots appelaient d’autres mots. Associations. Allitérations. Oppositions. Un peu comme dans ce jeu très ancien : Marabout... Bout de ficelle... Selle de cheval...

Le patient décrivait un songe et ses circonstances. Avant de se coucher, il avait parcouru une revue intellectuelle, La Règle du jeu. Ce nom lui avait fait rêver de Jean Renoir, réalisateur d’un film qui portait le même titre. Dans son rêve, le long métrage était remplacé par La Bête humaine, autre film de Renoir, où Jean Gabin conduit une locomotive à vapeur. Images terribles, inoubliables, en noir et blanc, de la machine lancée à pleine vitesse, avec la gueule tragique de Gabin aux commandes. Cette vision s’associait, toujours dans le rêve, à l’ultime scène d’une pièce de Tchékhov — le patient ne se rappelait pas laquelle — où les protagonistes échangent leurs derniers mots alors que le sifflement d’un train retentit au fond du décor. Le songe lui avait laissé, toute la journée, une impression trouble, indélébile.

Il se souvenait maintenant d’un autre détail. Lorsqu’il était en faculté de lettres, il avait rédigé un commentaire composé dans le cadre d’une UV de théâtre sur cette scène finale de Tchékhov. En guise de conclusion, il avait rappelé qu’en psychanalyse, la présence d’un train dans un rêve symbolise la mort. Il se rappelait maintenant un autre fait. Après avoir rédigé ce devoir, à l’époque, il avait sombré dans la dépression. Il n’était plus allé à l’université pendant deux années. Comme si ces quelques lignes écrites sur la pièce russe, et plus particulièrement sur l’arrivée du train au fond du décor, avaient provoqué sa chute et imposé la mort dans son esprit.

Aujourd’hui, grâce au rêve, grâce au divan, il identifiait une autre circonstance. Un événement qu’il n’avait jamais relié à tout ça. Durant cette période, sa mère, qui l’avait élevé seule, s’était remariée. Elle avait emménagé, ce printemps-là, chez son nouveau compagnon, le laissant seul, lui, dans leur appartement. Ainsi, le train — la mort — avait jailli dans les dialogues de Tchékhov et dans son commentaire composé. Mais aussi dans le réel. Le train avait emporté sa mère au loin et l’avait tué, lui, au fond de sa conscience...