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RAS. Les banques suisses. EDS... Elle y était. Le Timor oriental. Le trafic d’armes. Les jeux de corruption entre la compagnie industrielle et des membres du ministère de la Défense français. Mais son esprit était encore rempli par le cauchemar. Celui qu’elle avait fait toute la nuit. En boucle.

Jeanne marchait dans un labyrinthe de béton humide. Elle découvrait le corps gras et mutilé de Nelly Barjac dans une flaque.

Une sorte de Gollum au crâne bosselé dévorait ses chairs. Éructant, gémissant, il se repaissait des fragments sanglants, arrachant la peau, suçant les os, déroulant la cervelle avec ses doigts crochus. Dans le rêve, Gollum était une femme. Stérile. Ou violée. Elle grognait, la bouche ensanglantée. Elle portait une cicatrice récente sur le ventre. La trace, peut-être, de l’enfantement d’un monstre, celui que la cytogénéticienne aux kilos en trop n’avait pas su détecter...

La fin du rêve était atroce. Gollum levait les yeux et découvrait un miroir. La créature cannibale n’était autre que Jeanne elle-même.

— Oh, tu m’écoutes là ? Je te réveille pas au moins ?

— Pas du tout.

— Je disais que la Suisse, ça va être coton.

Jeanne se concentra. Bretzel avait raison. Elle avait déjà bossé avec ce pays. Pour obtenir l’identification du numéro d’un compte, il fallait démontrer que les sommes transférées avaient une origine illicite. Dans le cas présent, apporter la preuve que ce fric était bien le produit de fausses factures.

— On va voir, fit-elle en se redressant dans son lit. Sinon, les transcriptions ?

— Rien. Pas une conversation suspecte. L’impasse.

— Les mails ?

— Zéro. Faut passer la vitesse supérieure. Des perquises ?

— Non. Je vais plutôt les convoquer.

— T’en as assez sous la pédale ?

— Je n’ai rien. Excepté l’effet de surprise.

— C’est toi qui vois. Je continue à gratter sur les virements et les transferts.

— Rappelle-moi. Je rédige les convocations.

— Un dernier truc. Il me manque une CR.

CR pour « commission rogatoire ». Pour chaque procédure d’écoute, il fallait en rédiger une. Jeanne fit l’imbécile :

— Laquelle ?

— Celle qui concerne le psychiatre. Antoine Féraud.

— Ça doit être un oubli de ma greffière.

— Tu me prends pour un con, Jeanne. Moi, je peux étouffer le coup, mais pas les mecs du SIAT. Pour chaque installation, il leur faut une commission signée. Un étudiant de première année sait ça.

— Je m’en occupe. Je te la fais parvenir.

— Je me fous du papier. Si tu veux m’extorquer une opération d’écoute illégale, joue franc-jeu. On se voit et on en parle.

— D’accord. On se voit et on en parle. Mais pas au téléphone. Jeanne raccrocha. Elle appela aussitôt Claire au bureau pour la prévenir de son retard. Elle se leva. Lança un Nespresso. Avala son antidépresseur. Se dirigea vers la salle de bains. Sous la douche, elle repensa à l’avertissement de Facturator. Cette histoire d’écoute allait lui péter à la gueule. Elle avait cru, assez naïvement, que la sonorisation du cabinet de Féraud passerait inaperçue...

Douchée, coiffée, maquillée, elle retourna dans la cuisine. Son café était froid. Elle en prépara un autre, prenant le temps de se faire une tartine de pain complet. Alors qu’elle croquait dedans, des flashes lui revinrent de son cauchemar. Gollum. Les chairs blanches et noires. Les grognements. Son esprit embraya sur le réel. La visite de la veille. La scène de crime. La fertilité comme objet de quête. L’utérus dévoré. Une femme, oui, peut-être...

Trente minutes plus tard, Jeanne filait sur la voie express, sans respecter la moindre limitation de vitesse. Vingt minutes encore et elle était installée derrière son bureau, cernée par la documentation concernant le Timor oriental. Elle s’était donné la matinée — ce qu’il en restait — pour maîtriser le dossier avant de lancer les convocations.

Jeanne relut une nouvelle fois les pièces de l’intro. Quelque chose clochait. Pourquoi avoir vendu des armes à des rebelles dans un pays aussi perdu ? Pur intérêt financier ? Le trafic avait rapporté un million d’euros, réparti entre les uns et les autres. Pas grand-chose pour ce genre de marchés. Or le risque médiatique était grand. Participer à l’assassinat d’un prix Nobel de la paix, ce n’était pas rien.

Elle retourna à sa doc et chercha une clé. Elle ne mit pas longtemps à la trouver. Le Timor oriental possédait du pétrole. Un sondage récent avait révélé d’importants gisements au large de l’île. On estimait à 15 milliards de dollars les revenus du pétrole off shore timorais pour les vingt prochaines années. Les Australiens avaient conclu un accord avec le gouvernement en place. En cas de coup d’Etat, les nouveaux leaders du pays — les rebelles — choisiraient de nouveaux partenaires pour l’exploitation de ces gisements. Pourquoi pas ceux qui les avaient armés ?

Il fallait donc lire l’histoire en sens inverse. Bernard Gimenez, membre du ministère de la Défense, n’avait pas monnayé sa bienveillance auprès de la société EDS Technical Services afin d’encaisser des gains occultes pour son parti, le PRL. C’était le contraire. EDS avait agi sur ordre des politiques, en armant un coup d’État qui pouvait servir l’intérêt de la France. Politiques et industriels s’étaient ensuite partagé le gâteau — les gains de la vente d’armes — mais il ne s’agissait que d’amuse-gueules. Tout le monde attendait la suite : l’exploitation du pétrole.

Seul problème : le coup d’État avait raté. L’affaire était pliée. Voilà pourquoi il n’y avait plus rien à écouter sur les enregistrements. EDS Technical Services, RAS et le PRL n’avaient plus de contacts. Cette situation conforta Jeanne dans sa décision. Il n’y avait plus rien à surprendre entre les protagonistes. Il fallait passer aux auditions. Convoquer tout ce petit monde.

— Je peux y aller ? demanda Claire.

Jeanne regarda sa montre : 16 heures. Plongée dans sa documentation, elle n’avait pas vu passer la journée. Elle se souvint qu’on était vendredi. Avec les RTT, le dernier jour de la semaine ressemblait à une peau de chagrin.

— Pas de problème. Je vais bosser encore.

Claire disparut dans un froissement de robe. Jeanne s’étira et considéra les dossiers sur son bureau. Elle avait d’autres affaires à régler avant le soir. Mais elle voulait d’abord en finir avec le Timor. Situer exactement ce point stratégique sur l’océan Pacifique. Elle déplia la carte que Claire avait achetée la veille à l’Institut géographique national et se mit en quête de l’île en forme de crocodile.

Tout en suivant les lignes, les récifs, les littoraux, Jeanne se laissa bercer par les noms exotiques. Ses pensées prirent la tangente. Elle se souvint de son grand voyage. Après l’ENM, elle s’était accordé une année sabbatique pour traverser le continent sud-américain.

Elle avait commencé par l’Amérique centrale. Nicaragua. Costa Rica. Puis l’Amérique du Sud proprement dite. Brésil. Pérou. Argentine. Chili... Cela n’avait pas été un périple à la coule. Jeanne avait sillonné ces terres immenses en solitaire, les dents serrées, se disant toujours : « Voilà ce qu’on ne m’enlèvera plus. Chaque sensation, chaque souvenir sera mon secret. » Une empreinte, une marque, une ouverture qu’elle conservait en son for intérieur. En cas de chagrin d’amour, son âme pourrait toujours être sauvée là-bas, au fond de cet horizon...

17 heures. Soixante minutes de rêverie. Merde. Elle s’activa. Écrivit plusieurs notes à l’attention de Claire, en vue des convocations de Bernard Gimenez, trésorier du PRL, de Jean-Pierre Grissan, secrétaire général, de Simon Maturi, P-DG de la société RAS, de Jean-Louis Demmard, patron de Noron, et de Patrick Laiche, directeur d’EDS.