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Elle déposa les notes sur le bureau de Claire. Considéra les autres dossiers. Elle avait le choix. S’enfermer dans son bureau jusqu’à 22 heures pour boucler cette paperasserie ou filer à l’anglaise, rentrer chez elle et s’envoyer quelques épisodes de Grey’s Anatomy sur son lit, en mangeant son riz blanc habituel.

En réalité, il y avait une autre possibilité.

Celle qui tournait dans sa tête depuis le matin.

14

LE CABINET du docteur Antoine Féraud était situé au 1, rue Le Goff. Une brève ruelle qui relie la rue Gay-Lussac à la rue Soufïlot, à l’ombre du Panthéon. Plutôt sombre, elle dissimule dans ses replis des escaliers de pierre façon Montmartre, qui mènent à d’autres ruelles plus étroites encore. Le 1 s’ouvre sur la rue Soufïlot. Jeanne s’était postée dans sa voiture, au coin, en contrebas.

Son plan était simple. Voire simpliste. Guetter la sortie du psy. L’appeler sur son portable pour vérifier qu’il s’agissait bien de lui. Puis le suivre là où il irait... Elle attendait maintenant depuis une heure, observant le porche de pierres de taille doucement chauffé par le soleil de fin d’après-midi. Pour l’instant, deux hommes seulement et une femme avaient franchi le seuil. Pas d’Antoine Féraud en vue.

En une heure, elle avait eu le temps de réfléchir. Notamment au ridicule de la situation : une juge d’instruction planquée dans sa bagnole, guettant un psychiatre dont la voix la séduisait. Pathétique. Pourtant, elle était d’humeur romantique. Elle ne cessait de l’imaginer. Grand. Mince, mais pas trop. Des cheveux bruns. De longues mains. Très important, les mains. Et surtout : une gueule. Elle n’avait pas d’idées préconçues sur les traits mais il fallait qu’ils soient marqués. Creusés par un vrai caractère. Une force de décision qui s’exprimerait par une géographie précise.

Une demi-heure encore. Elle mit la radio. Du rock FM inoffensif. Ses pensées dérivèrent. Thomas n’appellerait plus. Elle n’avait pas rappelé non plus. C’était déjà ça. Quand il n’y a plus d’espoir, il reste au moins l’orgueil. Elle songea aussi au Timor oriental et à ses convocations foireuses qui allaient lui revenir en pleine gueule. A la commission rogatoire qu’elle n’avait toujours pas rédigée pour le système d’écoute de Féraud. Un autre boomerang et...

Un homme jaillit du porche.

Au premier coup d’œil, elle sut que c’était lui.

Un mètre quatre-vingts. Filiforme. Cheveux longs et noirs. Visage étroit marqué par une barbe naissante. Pourtant, malgré d’épais sourcils noirs, les traits manquaient de virilité. Le menton surtout, un peu rond, glissait vers la gorge et n’exprimait pas la décision que Jeanne aurait aimée. On ne peut pas tout avoir. Mais surtout, quelque chose ne cadrait pas : son âge. Féraud avait l’air d’avoir dans les trente-cinq ans. Au son de sa voix, elle l’avait imaginé avec dix ans de plus...

Elle composa le numéro. L’homme s’arrêta. Fouilla dans ses poches. Il était vêtu d’un costume de lin gris clair tout chiffonné, qui semblait matérialiser sa journée de boulot.

— Allô ?

Elle raccrocha. Elle ressentit un frémissement délicieux quand elle le vit passer, sous son nez, et emprunter la rampe du parking rue Soufïlot. Avant de disparaître, il se passa la main dans les cheveux. De longs doigts de pianiste. Ces mains-là rattrapaient le menton de fouine et l’aspect juvénile.

Jeanne tourna la clé de contact. Elle repéra les deux sorties du parc de stationnement, de part et d’autre de la rue. Par où allait-il sortir ? Quelle voiture possédait-il ? Un scooter en mauvais état se propulsa de l’autre côté de la rue, en direction du boulevard Saint-Michel. Elle eut le temps d’apercevoir le visage sous le casque. Féraud. Elle passa la première et effectua un demi-tour. Le psy stoppait déjà face au feu rouge du boulevard Saint-Michel, indiquant par son clignotant qu’il allait tourner à droite — vers la Seine. Quelques secondes plus tard, Jeanne pilait derrière le scooter, le cœur bondissant.

Vert. Féraud descendit le boulevard Saint-Michel, dépassa la fontaine de la place, prit les quais sur la gauche. Il roulait posément, comme un homme qui n’est ni pressé, ni stressé. Allait-il rejoindre une femme ? Jeanne ne cessait de nouer et de dénouer ses mains sur le volant. Ses paumes étaient moites. Elle avait coupé la radio. Cachée derrière ses lunettes noires, elle semblait sortie d’une parodie de film d’espionnage.

Sur le quai des Grands-Augustins, Féraud prit de la vitesse. Quai de Conti. Quai Malaquais. Quai Voltaire. Il plongea vers la voie express, au plus près de la Seine, et ralentit, au diapason des autres véhicules. Jeanne plaça deux voitures entre elle et le scooter. Tout allait bien. Concentrée, elle profitait même de la beauté du paysage. Les ponts qui s’enflammaient dans le crépuscule. Les bâtiments de la rive droite qui se refermaient sur leur ombre. La Seine, lourde, plissée comme une coulée de boue. Et cette grande lumière rose qui descendait sur la ville, à la manière d’un linceul. Féraud roulait toujours. Où allait-il ?

Après le pont de la Concorde, il braqua sur la gauche et fila dans le bref tunnel qui mène à la bretelle de sortie. Sur le pont des Invalides, il tourna à droite, traversa la Seine, tourna encore à droite, remontant les quais en sens inverse jusqu’au niveau du pont Alexandre-III. Jeanne songea au Show-Case, un nouveau lieu branché logé dans les contreforts du pont. Mais Féraud se parqua devant les jardins qui bordent le Grand Palais, rangea son casque dans son coffre de selle et partit à pied en direction de l’avenue Winston-Churchill.

Jeanne l’imita, se garant au pied de l’un des quadriges du Grand Palais. Un convoi de chevaux sauvages s’élançant au sommet de la verrière. Féraud marchait en direction du portail de l’édifice. Jeanne se souvint que le musée accueillait une exposition intitulée « VIENNE 1900 », consacrée aux peintres de la Sécession viennoise. Klimt. Egon Schiele. Moser. Kokoschka. Elle se fit la réflexion — plutôt absurde — que cela tombait bien : il y avait longtemps qu’elle souhaitait la voir.

Le psy montait déjà les marches. Elle pressa le pas, devinant, très haut au-dessus de sa tête, l’immense dôme de verre et d’acier qui recevait le soleil comme une loupe géante. Elle se sentait minuscule, et en même temps légère, excitée, ivre, dans ce Paris alangui par le coucher du jour.

Féraud avait disparu. Il devait posséder un passe pour ne pas faire la queue. Une longue file d’attente se déployait pour cette nocturne, de l’autre côté, vers les Champs-Elysées. Jeanne fouilla dans son sac : elle aussi avait un passe. Une carte tricolore délivrée par décret présidentiel. Cela marchait pour les perquises. Cela marcherait pour les peintres viennois.

Quelques minutes plus tard, elle pénétrait dans le lieu d’exposition. Sa première idée fut que ces toiles mordorées, rougeâtres ou brunes, étaient de grands rideaux de scène hissés en vue d’un spectacle plus large, plus riche encore, mêlant tous les arts. La Vienne du début du XXe siècle, où chaque discipline avait explosé — peinture, sculpture, architecture, mais aussi musique, avec Malher et bientôt Schônberg... Sans compter, en toile de fond, la révolution fondamentale : la psychanalyse.

A quelques mètres devant elle, Féraud contemplait chaque tableau sans se presser. Il n’avait pas de catalogue. Ne regardait pas les titres sous les œuvres. Tout cela lui paraissait familier. En sueur, Jeanne se détendit et prit le temps, elle aussi, d’admirer les toiles. Klimt régnait dans cette première salle. Comme toujours, l’originalité du peintre la sidéra. Le moindre ton. La moindre ligne. Le moindre motif. Tout clamait une rupture radicale avec ce qui s’était peint auparavant. Mais c’était une rupture en douceur. Aplats dilués rappelant les estampes japonaises. Chromatismes raffinés. Eclats d’or. Effets d’émaux, de perles, de verres colorés, de bris de bronze...