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— Je ne connais pas. Je vous parlais du syndrome psychologique. Les personnes qui souffrent d’une hypersensibilité aux tableaux. Qui s’évanouissent à la vue d’une toile.

— Le film parle de ça.

Pourquoi insistait-elle ? En flashes successifs, elle revoyait des images. Asia Argento marchant dans les rues de Rome, une perruque blonde sur la tête, prête à tuer tout le monde. Des femmes violées. Un visage arraché par une balle d’automatique...

Elle porta la main à son front et ajouta en manière d’excuse :

— Je n’ai pas mangé de la journée. Je...

Elle ne put achever sa phrase. Le bras de Féraud la soutint fermement.

— Venez. Allons prendre l’air. Je vous offre une glace.

15

L’AIR DU DEHORS ne lui fut d’aucun secours. Dans le soleil couchant, les ombres des feuilles tremblaient sur le sol et elle avait l’impression que c’était sa propre perception qui se saccadait. Elle avait honte de son état. En même temps, elle se sentait secrètement heureuse d’être ainsi aidée.

Ils traversèrent l’avenue en direction du théâtre Marigny, puis achetèrent une glace italienne dans un kiosque.

— Vous voulez qu’on marche un peu ?

Elle répondit d’un signe de tête, savourant la fraîcheur de la glace, la douceur de la question. Ils avancèrent en silence vers la place de la Concorde. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas sillonné ces jardins. Les autres parcs ont toujours quelque chose d’étriqué, d’enfermé derrière leurs grilles. Les jardins des Champs-Elysées s’ouvrent au contraire à la ville, accueillent l’avenue grondante, se mélangent avec le trafic, le bruit, les gaz... On assiste à une rencontre. Une histoire d’amour entre les feuillages et le bitume, les promeneurs et les voitures, la nature et la pollution...

— Je me suis emballé, confessa Féraud. Vienne. Le début du XXe siècle... C’est ma passion. Cette période où derrière les brasseries confortables, les cafés et les strudels, tant de vérités ont jailli ! Klimt, Freud, Malher...

Elle ne pouvait pas croire qu’il remettait ça. Il était déjà lancé dans une description circonstanciée du bouillonnement intellectuel de cette époque. Jeanne n’écoutait plus. Elle profitait de sa présence, physiquement.

Ils marchaient toujours, parmi les ombres des feuillages, alors que les voitures filaient à pleine vitesse. Le soleil du crépuscule polissait chaque détail d’un vernis pourpre. Les grilles de fer, au pied des arbres, brillaient comme des cibles de feu. Jeanne n’avait pas été aussi heureuse depuis longtemps.

Féraud parlait avec passion. Elle n’écoutait toujours pas. Ce qui la touchait, c’était son enthousiasme. Son côté spontané, volubile. Et aussi sa volonté de la séduire avec ses connaissances. Place de la Concorde, il lui prit le bras.

— On tente les Tuileries ?

Elle hocha la tête. La cacophonie des voitures. La puanteur des gaz. Les fontaines de pierre et leurs éclaboussures roses. Les touristes se photographiant avec ravissement. Tout ce qui l’aurait agacée un jour ordinaire lui paraissait magique, enchanté, irréel.

— Je n’arrête pas de parler mais je ne sais rien sur vous, fit Féraud, alors qu’ils pénétraient dans les jardins des Tuileries. Que faites-vous dans la vie ?

Pas question de le faire fuir avec son boulot.

— Je suis dans la communication, improvisa-t-elle.

— C’est-à-dire ?

— L’institutionnel. Je dirige une société d’édition. Nous rédigeons des brochures, des mailings. Rien de passionnant.

Féraud désigna un banc. Ils s’assirent. La nuit s’invitait dans les jardins. Soulignant chaque détail. Donnant plus de densité aux objets. L’ombre était à l’unisson avec le cœur de Jeanne — qui se laissait aller à cette profondeur, cette gravité.

Féraud continua :

— Ce qui compte, c’est d’aimer, chaque jour, chaque minute, son métier.

— Non, fit-elle sans réfléchir, ce qui compte, c’est l’amour. Elle se pinçait déjà les lèvres d’avoir sorti une connerie pareille.

— Vous savez que vous avez une manière très particulière de dire « non » ?

— Non.

Féraud rit de bon cœur.

— Vous remettez ça. Vous tournez brièvement la tête, d’un seul côté. Sans achever votre geste.

— C’est parce que je ne sais pas dire non. Jamais complètement.

Il lui prit la main de manière très chaleureuse.

— Ne dites jamais ça à un homme !

Elle rougit. Chaque réplique était suivie d’un bref silence. Une pause où se conjuguaient gêne et plaisir. On ne lui avait pas parlé d’une manière aussi douce depuis... Depuis combien de temps ?

Elle fit un effort pour demeurer dans l’instant, dans la conversation — et ne pas sombrer dans la béatitude.

— Et vous, se força-t-elle à demander, toute cette lessive ?

— Quelle lessive ?

— Vous lavez bien le linge sale de vos patients, non ?

— On peut dire ça comme ça, oui. Ce n’est pas tous les jours facile mais mon activité est ma passion. Je vis exclusivement pour elle.

Elle prit cette phrase pour un indice positif. Pas de femme. Pas d’enfants. Elle regrettait déjà d’avoir menti. Parce qu’elle aurait pu dire exactement la même chose de son boulot. Deux passionnés. Deux cœurs libres.

— Si vous deviez donner une seule raison à cette passion, que diriez-vous ?

— Vous psychanalysez le psy ?

Elle conserva le silence, attendant sa réponse.

— Je crois que ce que j’aime, fit-il enfin, c’est être au cœur de la mécanique.

— Quelle mécanique ?

— La mécanique des pères. Le père est la clé de tout. Son ombre fonde toujours la personnalité de l’enfant, ses actes et ses désirs. Particulièrement sur le terrain du mal.

— Je ne vous suis pas très bien.

— Prenez le cas d’un pur monstre humain. Un être qu’on ne peut qualifier d’homme tant ses actes paraissent horribles. Marc Dutroux, par exemple. Vous vous souvenez de cette histoire ?

Jeanne hocha la tête. Si Dutroux avait frappé en Ile-de-France, elle aurait peut-être instruit le dossier.

— On ne peut comprendre les actes d’un tel criminel, continuait Féraud. Il a laissé mourir de faim des petites filles dans une cave. Il les a violées. Il les a vendues. Il a enterré vivantes des adolescentes. Rien ne peut justifier ça. Pourtant, si vous fouillez son histoire, vous découvrez un autre monstre : son père. Marc Dutroux a eu une enfance abominable. Il est lui-même une victime. Dans ce domaine, les exemples abondent. Guy Georges a été abandonné par sa mère. Celle de Patrice Alègre l’impliquait dans ses jeux sexuels...

— Vous parlez cette fois de mères.

— Je parle des géniteurs au sens large. Les premiers objets d’amour pour l’enfant, père et mère confondus. Les tueurs en série n’ont qu’un seul point commun, qu’ils soient psychotiques, psychopathes ou pervers : ils ont eu une enfance malheureuse. Ils proviennent d’une confusion, d’une violence qui ne leur a jamais permis de se construire avec équilibre.

Jeanne était moins intéressée. Elle connaissait par cœur ce discours convenu qu’on lui servait à chaque fois qu’elle ordonnait une expertise psychiatrique sur un tueur. Pourtant, elle demanda :

— Mais « la mécanique des pères », qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je vais souvent aux Assises. À chaque procès, quand on décrit le milieu familial du meurtrier, je me pose cette question : les parents de cet homme, pourquoi n’ont-ils pas été à la hauteur ? Pourquoi étaient-ils eux-mêmes des monstres ? N’étaient-ils pas, eux aussi, les enfants de parents violents ? Et ainsi de suite. Derrière chaque coupable, il y a un père déjà coupable. Le mal est une réaction en chaîne. On pourrait remonter ainsi jusqu’aux origines de l’homme.