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— Nous sommes venus.

Elle ouvrit les mains.

— Où sont les rapports ? Les devis des entreprises ? Vos bureaux ne nous ont rien fourni.

Perraya se passa la langue sur les lèvres. S’essuya encore les mains sur son pantalon. De grosses mains calleuses. Ce type venait du bâtiment, pensa Jeanne. Il savait donc à quoi s’en tenir.

— Nous n’avons pas mesuré l’importance de l’intoxication, mentit-il.

— Avec le rapport d’expertise ? Les bilans médicaux des victimes ?

Perraya déboutonna son col de chemise. Jeanne tourna une page et reprit :

— « Pour ces morts, pour ces vies à jamais gâchées, la Cour d’appel de Versailles a décidé, par un arrêt rendu le 23 mars 2008, d’allouer des réparations financières aux victimes. » Les familles ont été finalement dédommagées et relogées. Parallèlement, les experts ont statué que les travaux de rénovation ne valaient pas la peine d’être effectués dans votre immeuble, trop vétusté. Il est d’ailleurs apparu que vous comptiez en réalité le démolir en vue de reconstruire un immeuble de bureaux. Ce qui est ironique, c’est que la ville de Nanterre va vous aider financièrement pour la destruction et la reconstruction du 6, avenue Georges-Clemenceau. Cette affaire vous a donc permis de parvenir à vos fins.

— Arrêtez de dire « vous ». Je ne suis que le patron du syndic.

Jeanne ne releva pas. La chaleur du bureau confinait à la fournaise. Le soleil dardait à travers la baie vitrée et remplissait la pièce comme de l’huile une friteuse. Elle fut tentée de demander à Claire d’abaisser les stores mais l’étuve faisait partie de l’épreuve...

— Les choses auraient pu en rester là, continua-t-elle, mais plusieurs familles, soutenues par deux associations, Médecins du monde et l’AEVS, se sont portées partie civile. Contre vous et les propriétaires. Pour homicide involontaire.

— Nous n’avons tué personne !

— Si. L’immeuble et ses peintures ont été l’arme du crime.

— Nous n’avons pas voulu ça !

— Homicide involontaire. Le terme est explicite. Perraya secoua la tête, puis grogna :

— Qu’est-ce que vous voulez ? Pourquoi je suis là ?

— Je veux identifier les vrais responsables. Qui se cache derrière les sociétés anonymes qui possèdent l’immeuble ? Qui vous a donné des ordres ? Vous n’êtes qu’un pion, Perraya. Et vous allez payer pour les autres !

— Je ne sais pas. Je ne connais personne.

— Perraya, vous risquez, au bas mot, dix années de prison. Avec une peine de sûreté ferme. Qui peut commencer dès aujourd’hui, si je le décide, sous forme d’une détention provisoire.

L’homme releva les yeux. Deux éclats dans la broussaille grise des sourcils. Il était au bord de parler, Jeanne le sentait. Elle ouvrit un tiroir et saisit une enveloppe kraft, format A4. Elle en sortit un tirage noir et blanc de même format.

— Tarak Alouk, huit ans, mort six heures après son hospitalisation. Ses convulsions l’ont asphyxié. Lors de l’autopsie, le taux de plomb dans ses organes était vingt fois supérieur au seuil considéré comme toxique. A votre avis, quel effet ces photos vont faire au tribunal ?

Perraya détourna les yeux.

— La seule chose qui puisse vous aider aujourd’hui, c’est de partager la responsabilité. De nous dire qui se cache derrière les sociétés anonymes dont vous recevez les ordres.

L’homme ne répondit pas, front baissé, cou luisant. Jeanne pouvait voir ses épaules trembler. Elle-même frissonnait dans son chemisier trempé de sueur. La bataille, la vraie, avait commencé.

— Perraya, vous allez croupir au moins cinq années en prison. Vous savez ce qu’on fait aux tueurs de mômes dans les prisons ?

— Mais je suis pas...

— Peu importe. La rumeur aidant, on vous prendra même pour un pédophile. Qui se cache derrière les sociétés anonymes ?

Il se frotta la nuque.

— Je ne les connais pas.

— Quand les choses se sont gâtées, vous avez forcément informé les décideurs.

— J’ai envoyé des mails.

— À qui ?

— Un bureau. Une société civile immobilière. La FIMA.

— On vous a donc répondu. Ces réponses n’étaient pas signées ?

— Non. C’est un conseil d’administration. Ils ne voulaient pas bouger, c’est tout.

— Vous ne les avez pas mis en garde ? Vous n’avez pas cherché à leur parler de vive voix ?

Perraya enfonça la tête dans les épaules sans répondre. Jeanne extirpa un procès-verbal.

— Vous savez ce que c’est ?

— Non.

— Le témoignage de votre secrétaire, Sylvie Desnoy. Perraya eut un mouvement de recul sur sa chaise. Jeanne enchaîna :

— Elle se souvient que vous vous êtes rendu au 6, avenue Georges-Clemenceau le 17 juillet 2003, avec le propriétaire de l’immeuble.

— Elle se trompe.

— Perraya, pour vos déplacements, vous utilisez un abonnement à la compagnie G7. Ce qu’on appelle un abonnement « Club affaires ». Toutes les courses sont mémorisées informatiquement. Je continue ?

Pas de réponse.

— Le 17 juillet 2003, vous avez commandé un taxi, une Mercedes gris clair immatriculée 345 DSM 75. Vous aviez reçu le premier rapport des experts deux jours auparavant. Vous avez voulu évaluer les dégâts par vous-même. L’état de santé des locataires. Les travaux à réaliser.

Perraya lançait de brefs coups d’œil vers Jeanne. Son regard était vitreux.

— D’après la compagnie G7, vous avez d’abord fait un détour avenue Marceau. Au 45.

— Je me souviens plus.

— Le 45 avenue Marceau est l’adresse de la FIMA. On peut donc supposer que vous êtes passé voir le patron de la SCI. Le chauffeur vous a attendu vingt minutes. Sans doute le temps de convaincre l’homme de la gravité de la situation et de le persuader de venir avec vous sur place. Qui êtes-vous allé chercher ce jour-là ? Qui couvrez-vous, monsieur Perraya ?

— Je ne peux donner aucun nom. Secret professionnel. Jeanne frappa sur le bureau.

— Foutaises. Vous n’êtes ni médecin, ni avocat. Qui est le patron de la FIMA ? Qui êtes-vous allé chercher, nom de Dieu ?

Perraya se mura dans son silence. Il semblait tout fripé dans son costume de prix.

— Dunant, murmura-t-il. Il s’appelle Michel Dunant. Il est actionnaire majoritaire d’au moins deux des sociétés anonymes qui possèdent l’immeuble. Dans les faits, le vrai propriétaire, c’est lui.

Jeanne fit un signe explicite à Claire, sa greffière. Il fallait écrire : le témoignage commençait.

— Ce jour-là, il vous a accompagné ?

— Bien sûr. Cette putain d’histoire puait le soufre.

Elle imaginait la scène. Juillet 2003. Le soleil. La chaleur. Comme aujourd’hui. Les deux hommes d’affaires transpirant dans leur costard Hugo Boss, craignant qu’une bande de nègres viennent perturber leur confort, leur réussite, leurs combines...

— Dunant n’a pris aucune décision ? Il ne pouvait pas ne pas réagir.

— Il a réagi.

— Comment ça ?

L’homme hésitait encore. Jeanne souligna :

— Je n’ai pas le moindre document qui démontre que vous ayez pris en compte le problème à cette époque.

Nouveau silence. Malgré sa carrure, Perraya paraissait rabougri.

— C’est à cause de Tina, marmonna-t-il enfin.

— Qui est Tina ?

— La fille aînée des Assalih. Elle a dix-huit ans.