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De retour en Ile-de-France, elle avait exhumé le dossier d’enquête du meurtre de sa sœur — tout s’était passé à Courbevoie, dans la juridiction du TGI de Nanterre. Elle s’était rendue au bureau d’ordre, là où sont remisées les archives du parquet.

Elle avait lu. Relu. Étudié. Le déclic ne s’était pas produit. Elle pensait, naïvement, que sa brève expérience de magistrate l’aiderait à comprendre. A déceler un indice. Mais non. Pas l’ombre d’un signe. Et le tueur n’avait jamais refait surface.

Le seul élément qui l’avait frappée était la remarque d’un journaliste du magazine Actuel. Une coupure de presse glissée dans le dossier, datée d’octobre 1981. L’homme avait noté des analogies entre la mise en scène du meurtrier et les « poupées » de l’artiste Hans Bellmer. Même agencement inversé des membres. Même perruque blonde. Même socquettes blanches et chaussures noires. Même cerceau...

Jeanne s’était renseignée. Bellmer était un peintre et sculpteur allemand du début du XXe siècle, passé à la photographie. Lorsqu’elle avait découvert ses poupées de taille humaine, elle avait reçu un choc. Exactement le corps de sa sœur mutilée. Elle s’était payé plusieurs voyages. Museum of Modem Art à New York. Tate Gallery de Londres. D’autres musées en Allemagne. Elle avait arpenté le Centre Pompidou. Elle avait vu les sculptures, les gravures, les dessins. Elle avait pleuré. Elle avait imaginé un tueur qui aurait suivi le même chemin qu’elle. Un dément qui se serait imprégné, dans chacun de ces musées, de ces assemblages démoniaques. Une sorte de voleur de délires qui n’aurait plus eu d’autre choix que de les réaliser à son tour, sur des corps humains.

Elle s’était rendue dans les différents lieux où avait vécu l’artiste. En Allemagne. En France — à Paris et en Provence. Elle avait contacté les postes de police ou de gendarmerie les plus proches. Elle cherchait le sillage du tueur. Un détail. Un indice. Sans résultat.

Enfin, elle s’était résignée à cette évidence. Elle serait toujours la petite fille qui compte à voix basse, les paumes sur les yeux. Impatiente de chercher la vérité à travers la forêt. Pour trouver, non pas sa sœur, ni son meurtrier, mais une explication. Un jour, elle trouverait la source du mal... 67, 68, 69...

Jeanne sursauta. On venait de taper à sa vitre. Elle regarda autour d’elle. Elle avait conduit en pilotage automatique jusqu’au palais de justice de Nanterre, avenue Joliot-Curie. Elle avait stoppé devant l’édifice par réflexe.

Un gardien de la paix se penchait à sa fenêtre.

— Vous pouvez pas rester là, madame. C’est... Oh, pardon... Je vous avais pas reconnue, madame la juge.

— Je... je vais au parking.

Jeanne enclencha une vitesse et se dirigea vers la rampe du sous-sol. Elle jeta un bref regard dans son rétroviseur. Son visage était couvert de larmes.

Plongeant dans les ténèbres du parking, elle finit par identifier le bruit étrange qui emplissait l’habitacle de sa voiture. C’était sa propre voix qui comptait à voix basse :

— 81, 82, 83...

La petite fille au pied de l’arbre. Les mains plaquées sur ses paupières.

7

QUAND Jeanne pénétra dans son bureau, Claire l’avertit : elle avait reçu un nouveau réquisitoire introductif à propos du Timor oriental. Le document la saisissait officiellement. Claire avait ouvert un dossier. Le 2008/123. Jeanne décida de s’impliquer à fond dans cette affaire. Après tout, là aussi le sang avait coulé. Et si elle pouvait éliminer du paysage politique quelques ripoux, ce n’était pas mal non plus.

Elle expédia ses auditions de l’après-midi. Congédia Claire à 17 heures. Se mit sur répondeur et verrouilla sa porte. Elle se plongea dans le dossier. La chemise ne contenait que quelques feuillets. Un résumé d’investigations qui n’avaient mené nulle part, en 2006, rédigé par un juge du tribunal de Pau. Un rapport anonyme dactylographié datant de février 2008. Une note des services fiscaux des Hauts-de-Seine démontrant certains faits décrits dans le texte de dénonciation. Tout avait commencé en mai 2006.

Un contrôleur aérien à la retraite surveillait, sur Internet, les vols commerciaux français. L’homme avait une obsession : les ventes d’armes. Il suivait en priorité le trafic aérien des aérodromes civils situés dans les parages des fabricants de matériel de guerre. Il gardait surtout à l’œil sa propre région, le sud-ouest de la France, où est implanté un des leaders de ce marché : EDS Technical Services.

En mai 2006, il avait remarqué un vol bizarre. Un Cessna 750 immatriculé N543VP, appartenant à la compagnie CITA, qui avait décollé le 15 mai de l’aérodrome de Joucas, au-dessus de Biarritz, en direction de Banjul, en Gambie. La destination était inhabituelle. Mais surtout, aucun avion ne décollait plus de cette piste.

L’homme s’était renseigné sur la compagnie CITA. Premier scoop : la société n’existait pas. Il avait suivi, toujours sur Internet, le vol mystérieux. L’avion n’était jamais arrivé à Banjul. Aussitôt dans les airs, les pilotes avaient dû modifier leurs fréquences radio et s’étaient envolés vers une destination inconnue.

Le contrôleur avait épluché les factures liées à ce vol. Tout était mémorisé sur le Web. Le carburant. Le ravitaillement. Les salaires des pilotes. Nouveau scoop : l’intégralité des frais avait été réglée par la société Noron. Une filiale de la compagnie EDS Technical Services.

L’enquêteur tenait son affaire. Des armes françaises avaient été acheminées en douce quelque part dans le monde. Il avait envoyé des e-mails aux quatre coins de la planète à d’autres passionnés de trafic aérien mais n’avait obtenu aucun résultat. Sherlock Holmes avait atteint ses limites.

Septembre 2006. Il s’était rendu, muni de son dossier, au commissariat principal de Pau. Par chance, le flic qui l’avait accueilli avait prêté une oreille attentive à son histoire. Et avait transmis ce premier procès-verbal au parquet de Pau. Un juge avait été saisi. Un magistrat qui avait le pouvoir d’effectuer une vraie recherche, à l’échelle internationale, pour retrouver l’avion. Un homme qui pouvait aussi demander des comptes à la société Noron. Nouveau coup de bol : le juge, un dénommé Vittali, s’était passionné pour le dossier.

L’audition de Jean-Louis Demmard, P-DG de Noron, spécialisée dans le matériel électronique de télécommunication, n’avait rien donné. L’homme ne se souvenait pas du vol. Il avait promis de vérifier ses comptes. Mais il n’était pas difficile de produire de faux documents — plan de vol, bons de commande, factures — qui placeraient l’expédition hors de tout soupçon. Le juge était allé trop vite. Pas assez de biscuits pour une première audition...

Parallèlement, l’enquête internationale avait porté ses fruits. En février 2007, Vittali avait reçu des nouvelles du Cessna. Le vol avait atterri le 15 mai 2006, à 22 heures, au Dubaï International Airport, Émirats arabes unis, afin de remplir ses réservoirs. Vers quelle destination était-il reparti ? Deux mois encore avaient été nécessaires pour que le juge obtienne une certitude. Le jet immatriculé N543VP était parvenu, le lendemain, au Timor oriental, État indépendant situé sur l’archipel de la Sonde, entre l’Indonésie et l’Australie. L’engin n’avait pas atterri à l’aéroport de Dili, la capitale, mais sur le deuxième aérodrome de l’île, à l’ouest, près de la ville de Bacau. Que contenaient les soutes de l’avion ?

Le magistrat avait arrêté les frais. Pas d’auditions ni de perquisitions ou d’écoutes téléphoniques. Jeanne devinait pourquoi. En moyenne, les juges gèrent 150 dossiers simultanément. Quand Vittali avait reçu des nouvelles de l’avion, six mois avaient passé. Entre-temps, une montagne d’affaires était arrivée sur son bureau. Et devant l’absence de plaintes et de données concrètes, le magistrat avait renoncé. Comme on dit chez les juges : « Un dossier chasse l’autre. »