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— Vous avez là un bien beau bateau, dit Sanders à l’homme de barre.

L’homme de haute taille eut un geste qui écartait les compliments et fit un aimable sourire.

— Je suis heureux que vous l’appréciiez, docteur. Je vois que vous avez un œil infaillible, et il montra Louise Péret du doigt.

— Mlle Péret est une collègue, les bateaux pour l’instant m’intéressent davantage. Celui-là a voyagé avec moi depuis Libreville.

— Alors vous savez que c’est une bonne machine. Il pourrait vous emmener à Mont Royal en quatre ou cinq heures.

— Ce serait parfait. Le Dr Sanders jeta un coup d’œil à sa montre. Et combien prendriez-vous pour ce voyage, commandant ?

— Aragon. Il prit derrière son oreille un cigare à bout coupé à moitié fumé et fit un geste vers Louise. Pour un, ou pour deux ?

— Docteur, cria Louise, encore indécise, je ne sais pas si…

— Pour deux, dit Sanders, tournant le dos à la jeune femme. Nous voudrions partir aujourd’hui, dans une demi-heure si possible. Combien ?

Ils discutèrent du prix pendant quelques minutes, puis se mirent d’accord. Aragon remit le moteur en marche.

— Je vous retrouverai à la jetée dans une heure, docteur, cria-t-il. Ce sera l’heure de la marée montante et elle nous portera une partie du chemin.

À midi, leurs valises dans la soute derrière le moteur, ils remontaient le fleuve dans l’hydroglisseur. Le Dr Sanders était assis à l’avant à côté d’Aragon, et Louise Péret, ses cheveux noirs flottant au vent de la course, était sur un siège à l’arrière. Comme ils glissaient en remontant avec la marée le fleuve brun, des cercles d’écume luisant derrière eux comme des arcs-en-ciel, Sanders sentit le silence oppressant qui régnait sur Port Matarre s’alléger pour la première fois depuis son arrivée. Les arcades désertes aperçues en se dirigeant vers le centre du fleuve, et la sombre forêt, parurent reculer à l’arrière-plan, séparées de lui par le grondement et la vitesse de l’hydroglisseur. Ils passèrent devant l’embarcadère de la police. Un caporal qui flânait là avec son peloton les regarda glisser dans un sillage d’écume. Le puissant moteur soulevait le bateau au-dessus de l’eau et Aragon penché en avant guettait les bois flottant à la surface.

Il y avait peu d’autres bateaux sur le fleuve. Une ou deux pirogues indigènes à balancier longeaient les rives, à demi cachées par la végétation croulant sur les berges. À deux kilomètres de Port Matarre ils dépassèrent les embarcadères privés des plantations de cacao. Les péniches vides stationnaient solitaires sous les grues arrêtées. De la mauvaise herbe jaillissait entre les rails du chemin de fer à voie étroite et montait à l’assaut des portiques des silos. Partout la forêt s’étalait immobile dans l’air chaud et la vitesse et le poudroiement d’écume autour du bateau paraissaient au Dr Sanders un tour de prestidigitation, un effet dû à l’obturateur tremblant d’une caméra mal réglée.

Une demi-heure plus tard, quand ils atteignirent les limites de la marée, à quelque quinze kilomètres à l’intérieur des terres, Aragon ralentit pour pouvoir observer l’eau plus attentivement. Des troncs d’arbres, de gros morceaux d’écorce flottaient à la dérive. De temps à autre ils rencontraient des épaves d’embarcadères abandonnés arrachés à leurs amarres par le courant. Le fleuve semblait négligé, plein de débris, roulant dans ses flots les ordures des villes et des villages désertés.

— C’est vraiment un bon bateau, commandant. Le Dr Sanders complimenta Aragon pendant que ce dernier changeait les réservoirs à combustible pour garder au bateau son équilibre.

Aragon approuva de la tête, dirigea l’hydroglisseur le long des restes d’une hutte flottante.

— Plus rapide que les vedettes de la police, hein, docteur ?

— Certes. À quoi vous sert-il ? À la contrebande des diamants ?

Aragon tourna la tête, jeta un coup d’œil vif à Sanders. Malgré la réserve de ce dernier, Aragon paraissait avoir déjà jugé son caractère. Il haussa les épaules tristement.

— Je l’espérais, docteur, mais c’est trop tard à présent.

— Pourquoi ?

Aragon leva les yeux vers la sombre forêt drainant toute la lumière de l’air.

— Vous verrez, docteur. Nous serons bientôt arrivés.

— Quand êtes-vous allé pour la dernière fois à Mont Royal, commandant ? fit Sanders, en jetant un coup d’œil à Louise derrière lui. Elle se pencha pour entendre la réponse d’Aragon, en plaquant ses cheveux sur ses joues.

— Il y a cinq semaines. La police a pris mon vieux bateau.

— Savez-vous ce qui se passe là-bas ? A-t-on découvert une nouvelle mine ?

Aragon se mit à rire et dirigea le bateau droit vers une souche sur laquelle était posé un grand oiseau blanc. Il s’envola juste au-dessus de leur tête avec un cri rauque, ses ailes immenses battant l’air comme de lourdes rames.

— Oui, docteur, vous pouvez le dire. Mais pas au sens où vous l’entendez. Et il ajouta avant que Sanders ne pût le questionner davantage : Je n’ai rien vu, vraiment, j’étais sur le fleuve et c’était pendant la nuit.

— Vous avez vu le noyé dans le port ce matin ?

Aragon réfléchit un instant avant de répondre.

— El Dorado, l’homme doré couvert de joyaux dans une armure de diamants. C’est une fin que beaucoup souhaiteraient avoir, docteur.

— Peut-être. C’était un ami de Mlle Péret.

— De Mademoiselle ? Avec une grimace, Aragon se pencha sur le gouvernail.

Un peu après une heure et demie ils étaient presque à mi-chemin de Mont Royal et ils s’arrêtèrent près d’un embarcadère délabré, qui s’enfonçait dans le fleuve au bord d’une plantation abandonnée. Assis sur les poutres pourries, au-dessus de l’eau, ils déjeunèrent de pain et de jambon et burent un café. Rien ne bougeait sur le fleuve ni sur ses rives et il parut à Sanders que toute la région était déserte.

À cause de cela peut-être, la conversation languit entre eux. Aragon était assis à l’écart les yeux fixés sur l’eau qui coulait à ses pieds. L’inclinaison accentuée de son front, son visage maigre aux pommettes saillantes lui avaient donné l’air d’un vrai pirate sur le quai à Port Matarre, mais ici, cerné par la jungle oppressante, il semblait moins sûr de lui, ressemblait davantage à un guide des forêts trop nerveux. Pourquoi avait-il décidé d’emmener Sanders et Louise à Mont Royal ? La raison en était obscure mais Sanders devinait qu’il était attiré vers ce foyer des transformations par des motifs aussi incertains que les siens.

Louise était également pensive. En fumant sa cigarette après leur repas, elle évitait le regard de Sanders. Il décida de la laisser tranquille pour l’instant et se mit à marcher le long de la jetée, se frayant un chemin à travers les planches brisées jusqu’au bord du fleuve. La forêt avait repris possession de la plantation et les rangées d’arbres géants laissaient silencieusement pendre leurs rameaux, sombres falaises s’élevant l’une au-dessus de l’autre.

À une certaine distance, il vit la maison en ruine des planteurs ; des plantes grimpantes s’entrelaçaient sur les poutres de la véranda. Les fougères foisonnaient dans le jardin, montant jusqu’aux portes, jaillissant entre les planches du porche. Évitant cette ruine désolée, Sanders se promena autour du jardin, suivant les dalles pâlies d’un sentier. Il passa à côté du grillage d’un court de tennis couvert de plantes grimpantes et de mousse et se trouva près du bassin vide d’une fontaine ornementale.

Il s’assit sur la balustrade et sortit ses cigarettes. Il regardait la maison quelques minutes plus tard quand il sursauta, se raidit. D’une fenêtre du premier étage encadrée de sombre vigne vierge le guettait une grande femme pâle à la tête et aux épaules couvertes d’une mantille blanche.