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— Sanders ! Revenez, docteur ! Les échos fragiles de la voix de Radek, tel un faible cri dans une grotte souterraine, atteignirent Sanders, mais il continua à avancer en trébuchant sur la route, suivant des yeux les dessins compliqués qui tournaient et s’élargissaient au-dessus de sa tête comme des mandalas de pierres précieuses.

Derrière lui il entendit le ronflement d’un moteur et la Chrysler de Thorensen avança sur la route, ses pneus lourds écrasant la surface de cristal. Au bout de vingt mètres elle s’arrêta, moteur en panne et Thorensen en descendit. Il cria, fit signe à Sanders de revenir sur ses pas ; la route n’était plus à présent qu’un tunnel de lumière jaune et pourpre formé par la voûte de la forêt.

— Revenez ! Une autre vague arrive ! Il regarda autour de lui d’un air égaré, comme cherchant quelqu’un, puis courut derrière les soldats.

Le Dr Sanders vint à côté de la Chrysler. Un changement notable s’était fait dans la forêt. On eût dit le début du crépuscule. Partout les fourreaux glacés qui enveloppaient arbres et végétation étaient devenus plus ternes, plus opaques. Le sol de cristal plus dense, gris, et les aiguilles devenaient des pointes de basalte. Le brillant déploiement de lumière colorée avait disparu et un faible éclat ambré se mouvait entre les arbres, ombrant le sol tout orné de sequins. En même temps, il fit considérablement plus froid. Le Dr Sanders abandonna l’auto et tenta de revenir sur ses pas, le long de la route principale. Radek criait toujours, mais il n’entendait rien. L’air froid l’empêcha d’avancer comme un mur de glace. Sanders remonta le col de son léger costume et revint vers l’auto, se demandant s’il pourrait y trouver un refuge. Le froid devint plus intense, engourdit son visage, ses mains lui parurent sèches, sans chair. Il entendit quelque part le cri sourd de Thorensen. Et il aperçut un soldat courant à travers les arbres gris de glace.

À droite de la route l’obscurité enveloppait la forêt, masquant les silhouettes des arbres, puis brusquement elle s’étendit, balaya la route. Les yeux du Dr Sanders lui firent soudain très mal, et il enleva de la main les cristaux de glace qui s’étaient formés sur ses paupières. Sa vue s’éclaircit et il vit que tout autour de lui se formait une épaisse gelée, accélérant le processus de cristallisation. Les aiguilles sur la route avaient plus de trente centimètres de haut, comme les piquants d’un porc-épic géant et les lacis de mousse entre les arbres étaient plus épais, plus translucides, si bien que les troncs paraissaient être réduits à un fil tacheté. Les feuilles entrecroisées formaient une mosaïque continue.

Les vitres de la voiture étaient couvertes d’une épaisse gelée. Le Dr Sanders saisit la poignée de la portière, mais ses doigts furent comme brûlés par un froid intense.

— Hé, vous, là-bas, venez par ici !

Les échos retentirent dans une allée derrière lui. Il tourna la tête dans l’obscurité de plus en plus épaisse et vit la solide silhouette de Thorensen qui lui faisait des signes, sous le portique d’un manoir proche. La pelouse entre eux semblait appartenir à une zone moins sombre, l’herbe retenait encore son éclatant étincellement liquide comme si cette enclave était intacte, telle une île au cœur d’un cyclone.

Le Dr Sanders se mit à courir dans l’allée jusqu’à la maison. L’air était au moins de dix degrés plus chaud. En arrivant au porche, il chercha du regard Thorensen, mais le propriétaire des mines était reparti dans la forêt. Ne sachant s’il devait le suivre, Sanders observa le mur d’obscurité approchant lentement à travers la pelouse et le feuillage étincelant au-dessus de lui sombrant dans ce linceul. À l’extrémité de l’allée la Chrysler était recouverte à présent d’une épaisse couche de verre gelée et son pare-brise s’épanouissait en mille fleurs de lis de cristal.

Sanders fit rapidement le tour de la maison tandis que la zone de sécurité s’éloignait à travers la forêt. Il traversa les restes d’un jardin potager où des plantes vert émeraude se dressaient autour de lui à hauteur de sa taille comme d’exquises sculptures. Attendant pendant que la zone hésitait puis tournait, s’éloignait, il essaya de rester au centre de son foyer.

Pendant une heure il trébucha à travers la forêt, ayant perdu tout sens d’orientation, poussé de droite à gauche par les murs qui lui bouchaient le passage. Il était entré dans une caverne souterraine sans limites où des rochers de pierres précieuses surgissaient hors de l’obscurité spectrale comme d’énormes plantes marines, où les aigrettes d’herbe formaient de blanches fontaines. Les aiguilles arrivaient presque à hauteur de sa taille et il était forcé de grimper par dessus les tiges à l’aspect fragile.

Il se reposait contre le tronc d’un chêne aux branches fourchues, quand un immense oiseau multicolore jaillit des rameaux au-dessus de sa tête et s’envola avec un cri sauvage, des auréoles de lumière cascadant de ses ailes rouges et jaunes.

Enfin l’orage s’apaisa et une pâle lumière filtra à travers la voûte de vitrail. La forêt fut de nouveau un monde d’arcs-en-ciel et une intense lumière irisée brilla autour de lui. Il prit une route étroite qui serpentait vers une grande maison de style colonial dressée comme un pavillon baroque sur une éminence au centre de la forêt. Métamorphosée par le gel, elle semblait un intact fragment de Versailles ou de Fontainebleau, ses pilastres et ses frises débordant du large toit comme des fontaines sculptées.

Le chemin se rétrécit, évitant la pente qui menait à la maison, mais sa croûte recuite, aux pointes émoussées comme du quartz à demi fondu, offrait une surface plus aisée que les dents de cristal de la pelouse. Cinquante mètres plus loin, le Dr Sanders se trouva en face de ce qui était sans aucun doute un bateau à rames transformé en joyau solidement enchâssé dans la route, une chaîne de lapis-lazuli l’amarrant à la berge. Il comprit alors qu’il marchait sur une petite rivière tributaire du fleuve et qu’un mince filet d’eau coulait encore sous la croûte. Ce mouvement réduit empêchait, on ne savait comment, l’éruption d’aiguilles comme sur le reste du sol de la forêt.

Quand Sanders s’arrêta près du bateau pour en toucher les cristaux couvrant la coque, une énorme créature à quatre pattes à demi enfoncée sous la surface avança en louvoyant à travers la croûte, des morceaux du lacis de cristal collés à son museau et à ses épaules tremblant comme une cuirasse transparente. Sa mâchoire happait silencieusement l’air tandis qu’il s’efforçait d’avancer sur ses pattes tordues, Incapable de grimper à plus de quelques centimètres hors du creux à la forme de son corps qui se remplissait d’un mince filet d’eau. Revêtu de la scintillante lumière jaillissant de son corps, le crocodile ressemblait à une fabuleuse bête héraldique. Ses yeux aveugles avaient été métamorphosés en immenses rubis cristallins. Il fit encore un effort pour venir vers Sanders et le médecin lui donna un coup de pied dans le museau, éparpillant les joyaux humides qui l’étouffaient.

Le laissant retomber dans son immobilité gelée, le Dr Sanders grimpa sur la berge et traversa en boitillant la pelouse jusqu’au manoir, dont les tours féeriques s’élevaient au-dessus des arbres. Bien qu’à bout de souffle et presque épuisé, il eut une étrange prémonition, une espérance, un désir nostalgique, tel un Adam fugitif qui eût trouvé par hasard une porte oubliée du paradis interdit.

À une fenêtre élevée du premier étage, l’homme barbu au complet blanc le guettait, pointant sur lui un fusil de chasse.

DEUXIÈME PARTIE

L’HOMME ILLUMINÉ

I. Miroirs et assassins

Deux mois plus tard, en décrivant les événements de cette période dans une lettre au Dr Paul Derain, directeur de la léproserie de Fort Isabelle, Sanders écrivait :