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«… mais ce qui me surprit le plus, Paul, fut de voir à quel point j’étais préparé à la transformation de la forêt — les arbres cristallins suspendus comme des icônes dans ces cavernes lumineuses, les châssis gemmés des feuilles au-dessus de moi, fondus en un lacis de prismes à travers lequel le soleil brillait en mille arcs-en-ciel, les oiseaux et les crocodiles gelés en des poses grotesques comme des bêtes héraldiques sculptées dans du jade et du quartz. Ce qui fut donc vraiment remarquable fut de voir à quel point j’acceptai toutes ces merveilles comme parties de l’ordre naturel des choses, parties du schéma intérieur de l’univers. Il est vrai qu’au début je fus stupéfait comme tous ceux qui vont pour la première fois de Port Matarre à Mont Royal, mais après le choc initial, une surprise plus visuelle qu’autre chose, j’en arrivai rapidement à comprendre la forêt, sachant que ses hasards étaient un prix bien modeste à payer pour l’illumination de ma vie. À la vérité, le reste du monde paraissait terne et inerte par contraste, un reflet pâli de cette éclatante image, une grise zone de pénombre comme quelque purgatoire à demi abandonné. »

Tout ceci, mon cher Paul, cette absence même de surprise, confirme ma conviction que cette forêt illuminée reflète d’une certaine manière une période antérieure de nos vies, peut-être un souvenir archaïque, inné, de quelque paradis ancestral où l’unité du temps et de l’espace est la signature de chaque feuille et de chaque fleur. Il nous est devenu à tous évident à présent que dans la forêt la vie et la mort ont un sens différent de celui qu’elles ont dans notre terne monde ordinaire. Là, nous avons toujours associé le mouvement avec la vie et le passage du temps, mais d’après mon expérience dans la forêt près de Mont Royal, je sais que tout mouvement mène inévitablement à la mort et que le temps est son serviteur.

C’est peut-être notre unique accomplissement comme seigneurs de la création que d’avoir séparé le temps de l’espace. Nous seuls avons donné à chacun une valeur séparée, une mesure distincte et propre qui à présent nous définissent et nous lient comme la longueur et la largeur d’un cercueil. Résoudre à nouveau cette séparation est le but essentiel de la physique comme vous et moi l’avons vu, Paul, dans nos travaux sur le virus, avec son existence semi-cristalline, semi-animée, à demi dans notre courant du temps, à demi hors de lui, comme l’intersectant à un certain angle ; et je pense souvent que lorsque nous examinions au microscope les tissus de ces pauvres lépreux à l’hôpital, nous contemplions une minuscule réplique du monde que je devais découvrir plus tard dans la forêt, sur les pentes de la montagne, près de Mont Royal.

Cependant, tous ces efforts tardifs ont pris fin. Tandis que je vous écris, dans le calme de l’hôtel Europe désert, à Port Matarre, j’ai sous les yeux un article dans un Paris-Soir vieux de deux semaines (Louise Péret, la jeune Française qui est avec moi ici fait de son mieux pour veiller sur les désirs capricieux de votre ancien assistant et m’avait caché ce journal pendant une semaine). Je lis donc que toute la péninsule de Floride, aux Etats-Unis, à l’exception d’une seule autoroute vers Tampa, a été coupée du reste du monde, et qu’à cette date quelque trois millions des habitants de l’État ont été installés dans d’autres parties du pays.

Mais à part la perte de valeur subie, estime-t-on, par les propriétés et le manque à gagner des hôtels (« Oh, Miami », ne puis-je m’empêcher de me dire, « ville de mille cathédrales sous un soleil d’arc-en-ciel ! »), la nouvelle de cette extraordinaire migration humaine n’a provoqué que peu de commentaires. L’optimisme inné de l’humanité et notre conviction que nous pouvons survivre à tout déluge et tout cataclysme sont tels, que la plupart d’entre nous, assurés qu’on trouvera quelque moyen de parer à la crise quand elle se produira, oublient avec un haussement d’épaules les événements d’importance capitale de la Floride.

Et pourtant, Paul, il me semble à présent évident que la crise réelle est passée depuis longtemps. Cachée dans la dernière page de ce même numéro de Paris-Soir se trouve une brève nouvelle : les observateurs de l’Institut Hubble sur le mont Palomar ont vu une autre « double galaxie ». Un résumé de dix lignes sans commentaire. Ce que cette nouvelle implique est pourtant inéluctable : un nouveau foyer s’est établi quelque part à la surface de la Terre, dans la jungle semée de temples du Cambodge, ou dans les forêts d’ambre hantées des hautes terres du Chili. Il n’y a guère qu’une année pourtant que les astronomes du Mont Palomar ont identifié la première galaxie double dans la constellation d’Andromède, le grand diadème allongé qui est probablement le plus bel objet de l’univers physique, la galaxie M 31. Sans aucun doute ces transfigurations qui se font au hasard de par le monde sont un reflet de lointains processus cosmiques de dimensions et de portées énormes, aperçus pour la première fois dans la spirale d’Andromède.

Nous savons à présent que c’est le temps (« le temps semblable au roi Midas », comme le décrit Ventress) qui est responsable de la transformation. La récente découverte de l’antimatière dans l’univers implique inévitablement la conception de l’anti-temps comme le quatrième côté de ce continuum négativement chargé. Là où antiparticule et particule entrent en collision, elles détruisent leurs propres identités physiques et leurs valeur-temps opposées s’éliminent l’une et l’autre, soustrayant à l’univers un autre quantum de sa réserve totale de temps. Ce sont des décharges au hasard de cette espèce, provoquées par la création d’anti-galaxies dans l’espace qui ont conduit à l’épuisement progressif de la réserve de temps disponible pour la matière de notre propre système solaire.

Tout comme une solution sursaturée se décharge en une masse cristalline, la sursaturation de matière dans notre continuum conduit à son apparition dans une matrice spatiale parallèle. Comme de plus en plus de temps « fuit », le processus de sursaturation continue, les atomes et molécules originels produisant des répliques spatiales d’elles-mêmes, substance sans masse, dans une tentative d’accroître leur prise sur l’existence. Le processus est théoriquement sans fin et il se pourrait éventuellement qu’un seul atome produise un nombre infini de doubles de lui-même et remplisse l’univers entier, duquel simultanément tout temps se sera évanoui, ultime zéro macrocosmique dépassant les rêves les plus insensés de Platon et de Démocrite.

« Une parenthèse : Louise lit ce que j’écris par-dessus mon épaule et m’explique que je peux vous induire en erreur en minimisant les dangers que nous avons tous courus dans la forêt de cristal. Il est certain qu’ils étaient parfaitement réels à l’époque, comme en témoignent tant de morts tragiques ; le premier jour où je fus pris au piège dans la forêt je ne compris rien de tout cela, à part ce que m’en confia Ventress à sa façon ambiguë et incohérente. Mais alors même, quand je m’éloignai du crocodile de pierre précieuse sur la pelouse en pente, et me dirigeai vers l’homme au complet blanc qui me guettait de la fenêtre, son fusil pointé sur ma poitrine… »

Étendu sur un des canapés brodés de verre dans la chambre à coucher du premier étage, Sanders se reposait après sa quête à travers la forêt. En montant l’escalier, il avait glissé sur l’une des marches cristallisées, en avait momentanément perdu le souffle. Debout, en haut de l’escalier, Ventress l’avait regardé se remettre sur ses pieds, les panneaux de glace se brisant en éclats sous ses mains. Le petit visage de Ventress, à la peau tendue tachetée à présent de couleurs comme des veines saillantes, était sans expression. Ses yeux baissés sur Sanders ne montrèrent pas une lueur d’intérêt quand le médecin s’agrippa à la rampe pour retrouver son équilibre. Quand Sanders atteignit enfin le palier, Ventress, d’un geste sec, lui fit signe d’aller vers la chambre et reprit place devant la fenêtre, enfonçant son fusil dans les vitres brisées.