Le Dr Sanders fit tomber la gelée de son costume, ôta les éclats de cristal enfoncés comme des aiguilles dans sa main. Dans la maison l’air était froid, immobile, mais comme l’orage se calmait, s’éloignait à travers la forêt, le processus de vitrification parut diminuer d’intensité. Dans la pièce à haut plafond, tout avait été transformé par le gel. Plusieurs vitres brisées avaient fusionné sur le parquet et les dessins persans raffinés nageaient sous la surface comme les fleurs de quelque bassin parfumé dans les Mille et Une Nuits. Tous les meubles étaient recouverts de la même gaine glacée, les pieds et les bras des fauteuils à dos droit contre le mur étaient embellis d’hélices et de volutes exquises. Les meubles en faux Louis XV avaient été transformés en énormes morceaux de bonbons opalescents dont les multiples reflets brillaient comme de géantes chimères dans les murs de cristal taillé.
Par la porte au fond, le Dr Sanders vit un petit cabinet de toilette. Il se dit qu’il devait se trouver dans la chambre principale d’une résidence officielle qu’on gardait pour les dignitaires du gouvernement en visite ou le président d’une des compagnies minières. Bien que somptueusement meublée — tout venait droit des pages d’un catalogue d’un grand magasin de Paris ou de Londres — la pièce était vide de tout objet personnel. Pour on ne savait quelle raison le grand lit à deux places, un lit à colonnes, pensa Sanders, à en juger par les taches au plafond, avait été enlevé, et les autres meubles repoussés d’un seul côté par Ventress. Ce dernier était toujours debout devant la fenêtre ouverte, regardant la rivière où gisaient embaumés le crocodile et le bateau gemmé. Sa barbe clairsemée lui donnait un air fiévreux, hagard. À demi penché sur son fusil, il se pressa contre la fenêtre, sans se soucier des morceaux de la gaine de cristal qu’il fit tomber du lourd rideau de brocart.
Le Dr Sanders voulut se lever mais Ventress lui fit signe de rester assis.
— Reposez-vous, docteur. Nous sommes là pour un bon moment. Sa voix était devenue plus dure et le poli de l’humour en était absent. Il détourna les yeux du canon de son fusil. Quand avez-vous vu Thorensen pour la dernière fois ?
— Le propriétaire de la mine ? Sanders fit un geste vers la fenêtre. Quand nous avons couru à la recherche de l’hélicoptère. Vous voulez le rencontrer ?
— En un sens, oui. Que faisait-il ?
Le Dr Sanders remonta le col de sa veste, épousseta les fines aiguilles de gel qui en couvraient l’étoffe.
— Il tournait en rond comme nous tous, complètement perdu.
— Perdu ? Ventress eut un reniflement de mépris. Il est malin comme un singe. Il connaît tous les coins et recoins de cette forêt comme sa poche.
Sanders se leva enfin et s’approcha de la fenêtre mais Ventress eut un mouvement d’impatience et lui fit signe de s’éloigner.
— Ne venez pas près de la fenêtre, docteur. Et avec un bref éclair de son ancien humour, il ajouta : « Je ne veux pas encore vous utiliser comme appât ! »
Sans tenir compte de cet avertissement, Sanders jeta un coup d’œil sur la pelouse. Comme des traces de pas dans l’herbe couverte de rosée, les empreintes sombres de ses chaussures traversaient la surface de sequins luisants et se fondaient dans la pente vert pâle au fur et à mesure que continuait le processus de cristallisation. Bien que la principale vague d’activité se fût éloignée, la forêt se vitrifiait toujours. Le silence absolu des arbres-joyaux paraissait confirmer que la zone touchée s’était bien des fois multipliée. Un calme gelé s’étendait aussi loin qu’on pût voir, comme si Ventress et lui étaient perdus au cœur des grottes d’un immense glacier. Pour souligner encore la proximité du soleil tout avait la même couronne de lumière. La forêt était un immense labyrinthe de cavernes de glace, fermées au reste du monde et éclairées par des lampes souterraines.
Ventress se détendit un instant, posa un pied sur le rebord de la fenêtre et observa Sanders.
— Un long voyage, docteur, mais qui valait la peine d’être fait ?
— Il n’est pas fini, fit Sanders en haussant les épaules. Et de loin. Il faut encore que je retrouve mes amis. Pourtant, je suis d’accord avec vous, c’est une extraordinaire expérience. Il y a quelque chose de revivifiant dans la forêt. Est-ce que vous aussi… ?
— Bien sûr, docteur. Ventress se retourna vers la fenêtre, fit taire Sanders d’un geste de la main. La gelée scintillait sur les épaules de son complet blanc en un faible palimpseste de couleurs. Il scruta la végétation de cristal le long de la rivière. Après une pause, il continua : « Mon cher Sanders, vous n’êtes pas le seul à sentir ces choses, je vous l’assure. »
— Vous étiez déjà venu ici ?
— Vous voulez dire, est-ce du déjà vu ? Ventress jeta un coup d’œil circulaire sur la pièce. Ses traits fins étaient presque cachés par la barbe.
— Non, dit Sanders après avoir hésité. Êtes-vous vraiment déjà venu ?
— Nous sommes tous déjà venus, fit Ventress, ignorant la dernière phrase du médecin. Tout le monde s’en apercevra bientôt — s’il en a le temps. Il prononça le mot avec une de ses inflexions particulières, le faisant traîner comme sonne un glas. Il écouta les derniers échos se répercuter entre les murs de cristal comme un requiem de plus en plus lointain. Cependant, docteur, je sens que c’est là quelque chose dont nous allons tous bientôt manquer. Qu’en pensez-vous ?
Le Dr Sanders tenta de ramener un peu de chaleur dans ses mains en les massant. Ses doigts lui parurent secs, fragiles, sans chair et il regarda la cheminée vide derrière lui se demandant si cette alcôve décorée, gardée de chaque côté par un grand dauphin doré, avait un conduit à fumée. Pourtant, en dépit de l’air froid dans la maison, il se sentait moins glacé que revigoré.
— Notre temps va s’épuiser ? demanda-t-il. Je n’y ai pas encore réfléchi. Quelle est votre explication ?
— N’est-ce point évident, docteur ? Est-ce que votre propre « spécialité », l’aspect sombre du soleil que nous voyons ici autour de nous, ne vous fournit pas un indice ? La lèpre, comme le cancer, est certainement et par-dessus tout une maladie du temps, le résultat d’une « surextension » de soi-même à travers ce véhicule particulier ?
Le Dr Sanders hochait la tête pendant que parlait Ventress, voyait son visage squelettique prendre vie en discutant de cet élément qu’il paraissait, superficiellement au moins, mépriser.
— C’est une théorie, fit-il quand Ventress eut fini. — Mais pas — pas assez scientifique ? Ventress rejeta la tête en arrière et d’une voix plus haute se mit à déclamer : « Considérez les virus, docteur, avec leur structure cristalline, ni animés, ni inanimés, et leur immunité contre le temps ! Il balaya le rebord de la fenêtre de la main et ramassa une poignée de grains hyalins puis les envoya rouler sur le sol comme des billes écrasées. Vous et moi serons bientôt comme eux Sanders, et le reste du monde aussi. Ni vivants, ni morts ! »
À la fin de sa tirade, Ventress se retourna vers la fenêtre et recommença à scruter la forêt. Un muscle s’agitait nerveusement dans sa joue gauche, comme un éclair lointain marque la fin de l’orage.
— Pourquoi cherchez-vous Thorensen ? Vous voulez sa mine de diamants ?