Une détonation retentit dans la clairière, les échos se répercutèrent parmi le feuillage cassant. Alarmé, Ventress s’accroupit sur les marches du pavillon scruta les fenêtres fermées. À l’orée de la clairière, 50 mètres derrière lui, apparut un homme blond de haute taille vêtu d’une veste de cuir noir, le propriétaire de la mine, Thorensen. Revolver au poing, il courut vers la gloriette, s’arrêta brusquement pour tirer encore sur Ventress et le grondement de l’explosion retentit dans toute la clairière. Derrière le Dr Sanders le lacis de cristal des mousses retombant des arbres devint opaque puis s’effondra comme les murs d’une galerie des glaces.
La porte de derrière du pavillon s’ouvrit. Un Africain nu, sa jambe gauche, le côté gauche de son torse et de sa taille dans le plâtre, sortit sur la véranda, un fusil à la main. Se mouvant avec difficulté, il s’appuya contre un pilier puis tira sur Ventress toujours accroupi sur les marches.
Ventress descendit d’un bond de la véranda et détala comme un lièvre à travers la rivière, presque courbé en deux, sautant par-dessus les petites failles de la surface. Avec un dernier regard en arrière, son maigre visage barbu déformé par la peur, il courut vers les arbres et Thorensen, plus corpulent, se laissa distancer.
Soudain, au moment où Ventress atteignait la courbe du ruisseau à l’endroit où il s’élargissait en approchant de la rivière, un mulâtre au crâne rasé sortit de sa cachette au milieu des hautes feuilles des plantes des marais poussant tels des éventails d’argent au bord de la berge. Son immense corps noir aux contours cernés de gel se dessinait sur le fond de forêt environnante. Il bondit comme un taureau prêt à enfoncer ses cornes dans un matador en fuite. Ventress passa à quelques pas de lui, le mulâtre lança le bras en avant et jeta un filet d’acier qui retomba sur la tête du petit homme. Il perdit l’équilibre, fit un pas de côté, tomba, glissa sur 10 mètres de surface gelée, leva son visage alarmé, emprisonné derrière les mailles.
Avec un grognement de satisfaction le mulâtre tira de sa ceinture un long poignard et s’avança lourdement vers le petit homme étendu gisant devant lui comme une volaille troussée. Ventress donna des coups de pied dans le filet, tenta d’en dégager son fusil de chasse. À dix pieds de lui, le mulâtre fendit l’air de son poignard à titre d’essai puis courut pour donner le coup de grâce.
— Thorensen, rappelez-le ! cria Sanders. La rapidité avec laquelle tout cela s’était passé avait cloué Sanders sur place à l’orée de la clairière. Les oreilles encore assourdies par les détonations, il cria de nouveau quelque chose à Thorensen, qui attendait, bras ballants, au pied des marches du pavillon. Son long visage était à demi détourné comme s’il préférait ne point prendre part au dénouement.
Toujours allongé sur le dos, Ventress avait réussi à se dégager en partie du filet et le remonta jusqu’à sa taille. Le mulâtre se dressa au-dessus de lui, le poignard levé derrière sa tête.
En se tordant comme un épileptique, Ventress put s’éloigner de quelques pas. Le mulâtre éclata de rire, puis hurla de colère. La surface de cristal avait cédé sous son énorme pied et il s’enfonça jusqu’aux genoux à travers la croûte. D’une poussée, il se souleva à la surface sur une jambe, puis s’enfonça de nouveau comme il tentait de sortir l’autre. Ventress se débarrassa du filet à coups de pied, le mulâtre allongea le bras et fit une entaille dans la glace à quelques centimètres de ses talons.
Ventress se remit debout, chancelant. Le fusil était toujours pris dans le filet, il ramassa le tout et partit en courant, glissant sur les plaques à demi cristallisées. Derrière lui, le mulâtre chargea comme un lion de mer furieux à travers la croûte qui s’affaissait, se faisant son chemin à coups de poignard.
Ventress était hors d’atteinte. À l’endroit où le petit ruisseau s’élargissait, le profond chenal où courait l’eau pour aller se déverser dans la rivière n’était couvert que d’une mince croûte. La surface gelait sous les pieds de Ventress, mais les sinueux sentiers de glace solide résistèrent sous son poids léger. En vingt mètres il atteignit la berge et disparut au milieu des arbres.
L’Africain tira un dernier coup sur lui de la véranda de la gloriette. Le Dr Sanders était alors au centre de la clairière. Il observa le mulâtre qui se roulait dans sa bauge de cristaux à demi humides, les tailladait avec colère, faisant jaillir une pluie de lumière aux couleurs d’arc-en-ciel.
— Eh, vous, venez ici ! De son revolver Thorensen fit signe à Sanders d’approcher. La veste de cuir qu’il portait par-dessus son complet bleu faisait paraître plus élégante et plus musclée sa large stature. Sous les cheveux blonds, son long visage avait une expression triste et morose. Quand Sanders approcha, il l’observa prudemment.
— Que faites-vous avec Ventress ? N’étiez-vous point avec le groupe des visiteurs ? Je vous ai vu sur le quai avec Radek.
Le Dr Sanders allait parler quand Thorensen leva la main. Il fit un signe à l’Africain sur la véranda qui pointa son fusil sur le médecin.
— Je vous verrai dans une minute, ne tentez pas de vous échapper dit-il, et il partit vers l’endroit où était le mulâtre.
Le mulâtre avait réussi à grimper sur une plaque plus ferme près de la gloriette. Quand Thorensen s’approcha, il se mit à gesticuler et à crier, agitant son poignard, montrant la croûte effondrée, comme pour s’excuser de n’avoir pas pris Ventress. Thorensen hocha la tête et le renvoya avec lassitude d’un geste de la main. Il s’avança ensuite sur la surface de la rivière tâtant du pied la résistance des cristaux à demi formés. Pendant plusieurs minutes, il fit une sorte de va-et-vient, regardant dans la direction du fleuve, comme s’il mesurait les dimensions des canaux souterrains.
Il revint vers Sanders. Les cristaux humides sur ses chaussures luisaient faiblement, émettaient une lumière colorée. D’un air distrait, il écouta Sanders lui raconter qu’il avait été pris au piège dans la forêt après que l’hélicoptère s’y fut écrasé. Sanders décrivit comment il avait rencontré par hasard Ventress, comment ils avaient découvert le corps de Radek. Se remémorant les violentes protestations de Ventress, Sanders insista sur les raisons qu’il avait eu de tenter apparemment de noyer un mort.
— Il a peut-être une chance, fit Thorensen en hochant la tête sombrement. Et comme pour rassurer Sanders, il ajouta : « Vous avez fait ce qu’il fallait. »
Le mulâtre et l’Africain nu à demi emmailloté de bandes étaient assis sur les marches de la véranda. Le mulâtre affilait son poignard, l’autre, son fusil reposant sur un genou, scrutait la forêt. Il avait le mince visage intelligent d’un jeune employé ou d’un contremaître et jetait de temps à autre un coup d’œil à Sanders avec l’air d’un homme retrouvant un confrère plus savant, de la même caste instruite. Sanders le reconnut, c’était l’homme qui l’avait attaqué au couteau dans la galerie des glaces de la maison de Thorensen et qu’il avait pris d’abord pour un sombre reflet de lui-même.
Thorensen regardait par les fenêtres du pavillon et paraissait à peine conscient de la présence de Sanders à côté de lui. Le médecin remarqua que la veste de cuir de Thorensen n’était pas touchée par le gel.
— Pouvez-vous me ramener au poste de l’armée ? lui demanda-t-il. Il y a des heures que j’essaie de sortir de la forêt. Connaissez-vous l’hôtel Bourbon ?
— L’armée est loin d’ici, fit Thorensen. Une expression morose assombrit son long visage. Le gel s’étend à toute la forêt. Il montra de son revolver l’autre berge du fleuve. Et Ventress ? Le barbu, où l’avez-vous rencontré ?
Sanders s’expliqua de nouveau. Ni Thorensen ni le mulâtre ne reconnurent en lui le défenseur de Ventress à Port Matarre.