Une longue crevasse surplombée d’une plaque vitrifiée traversait en diagonale la cataracte et le conduisit à une série de galeries semblables aux terrasses aériennes d’une cathédrale. Au-delà les chutes de glace se déversaient sur une plage blanche qui paraissait marquer les limites méridionales de la zone touchée par le gel. Les chenaux souterrains s’ouvraient au milieu des chutes de glace, un clair ruisselet éclairé par la lune coulait entre les blocs et débouchait dans une rivière peu profonde à dix pieds au moins au-dessous du lit originel. Sanders marcha le long de la plage gelée, observant la forêt vitrifiée de chaque côté de lui. Les arbres étaient déjà plus ternes, les gaines de cristal collaient par plaques aux flancs des troncs comme de la glace à demi fondue.
À cinquante mètres, sur la plage glacée qui se rétrécissait, tandis que l’eau coulait le long d’elle, Sanders aperçut la sombre silhouette d’un homme debout sous un des arbres surplombant le ruisselet. Sanders fit péniblement un signe de la main et courut vers lui.
— Attendez ! cria-t-il, de peur que l’homme ne s’enfuît dans la forêt.
À dix mètres de lui, il cessa de courir. L’homme n’avait pas bougé. Tête baissée, il portait en travers de ses épaules une pièce de bois flotté. Un soldat, se dit Sanders, qui faisait provision de bois à brûler.
Quand Sanders approcha, l’homme fit un pas en avant, un geste de défense, un geste agressif. La lumière des chutes de glace illuminait son corps ravagé.
— Radek ! Oh, mon Dieu ! Épouvanté, Sanders recula, trébucha sur une racine à demi noyée dans la glace. Radek ?
L’homme hésita, comme un animal blessé qui ne sait s’il doit se rendre ou attaquer. En travers des épaules, il portait encore le joug que Sanders y avait attaché. Le côté gauche de son corps se souleva péniblement comme s’il tentait de rejeter cet incube, mais il ne pouvait lever les mains jusqu’à la boucle de ceinture derrière sa tête. Le côté droit de son corps paraissait pendre mollement, suspendu à cette croix de bois comme un cadavre depuis longtemps mort. Une énorme blessure déchirait son épaule, la chair était à vif jusqu’au coude, jusqu’au sternum. Le visage à vif aussi n’avait plus qu’un œil qui observait Sanders. Le sang en coulait encore sur la blanche glace à ses pieds.
Le Dr Sanders reconnut la ceinture avec laquelle il avait attaché la branche aux épaules de Radek. Il se dirigea vers le capitaine, fit un geste pour l’apaiser. Il lui souvint alors des avertissements de Ventress et des morceaux de cristal qu’il avait arrachés au corps quand il avait traîné Radek loin de l’hélicoptère. Il lui souvint aussi d’Aragon, tapant du doigt sa canine et lui disant : « Couvert… ? Ma dent, c’est l’or même, docteur. »
— Radek, laissez-moi vous aider. Sanders avança, Radek hésitait. Croyez-moi, j’ai voulu vous sauver.
Radek tentait toujours de se débarrasser de la lourde branche, sans cesser d’observer Sanders. Des pensées informes semblaient traverser comme des ondes son visage, il ferma à demi un œil, parut reconnaître Sanders.
— Radek ! Sanders leva la main pour le retenir, ne sachant s’il allait se précipiter sur lui ou courir vers la forêt comme une bête blessée.
Radek se rapprocha d’un pas traînant, de sa gorge sortit une sorte de grognement. Il avança encore, et le balancement de la lourde pièce de bois le fit presque s’écrouler.
— Ramenez-moi, commença-t-il. Il fit un autre pas, titubant, tendit comme un spectre son bras sanglant. Ramenez-moi là-bas !
La lourde branche oscillant d’une épaule à l’autre, il continua d’avancer péniblement, tapant du pied sur la glace, le visage éclairé par les feux de pierre précieuse de la forêt. Sanders ne cessait de l’observer tandis qu’il avançait par saccades, le bras tendu comme pour saisir l’épaule du médecin. Cependant, il paraissait déjà avoir oublié Sanders, son attention tout entière fixée sur la lumière des chutes de glace.
Sanders s’écarta de son chemin, prêt à le laisser passer. Mais avec un brusque pas de côté, Radek fit tourner la branche et poussa Sanders devant lui.
— Ramenez-moi… !
— Radek ! La respiration coupée par le coup, Sanders trébucha, avança, comme un spectateur poussé vers quelque sanglant Golgotha par la victime même. Toujours chancelant, pressant le pas comme la lumière prismatique de la forêt se mêlait de nouveau à son sang, Radek avançait, la branche sur ses épaules barrant la route à Sanders.
Sanders se mit à courir vers les chutes de glace. À vingt mètres du premier bloc, l’eau claire des canaux souterrains coula sur ses pieds, aussi sombre et fraîche qu’en son souvenir le monde qu’il venait de quitter. Il descendit vers les eaux peu profondes. Radek poussa pour la dernière fois son cri d’animal blessé. Sanders plongea dans le fleuve, jusqu’aux épaules, et s’éloigna en nageant dans le courant argenté.
IV. Le masque
Quelques heures plus tard, Sanders, trempé, se retrouva à l’orée de la forêt illuminée, au bord d’une grand-route déserte au clair de lune. Dans les lointains, il vit les contours d’un hôtel blanc. Avec sa longue façade et ses colonnes effondrées, on eût dit une ruine éclairée par des projecteurs. À gauche de la route, les vagues de la forêt montaient vers les collines bleues dominant Mont Royal.
Cette fois-ci, comme il approchait de l’homme debout près d’une Land Rover, dans la cour déserte de l’hôtel, on répondit promptement à son signe de main. Un deuxième homme qui faisait une ronde dans l’hôtel en ruine traversa l’allée en courant. Un projecteur sur le toit de l’auto illumina la route aux pieds de Sanders. Les deux indigènes, portant l’uniforme de l’hôpital local, s’avancèrent vers lui. Dans la lumière de la forêt, leurs yeux limpides observaient le Dr Sanders pendant qu’ils l’aidaient à monter dans l’auto et leurs doigts sombres tâtaient l’étoffe trempée de son costume.
Le Dr Sanders s’appuya au dossier, trop fatigué pour faire connaître son identité aux deux hommes. L’un d’eux grimpa derrière le volant et brancha le poste de radio. Tout en parlant dans le microphone, ses yeux regardaient fixement les cristaux qui se dissolvaient encore sur les chaussures et la montre du Dr Sanders. La lumière blanche scintillait faiblement dans l’obscurité de la camionnette. Les cristaux sur le cadran de la montre-bracelet lancèrent leurs derniers feux, s’éteignirent, et les aiguilles se remirent brusquement à tourner.
La route marquait la limite de la zone en transformation et l’obscurité qui entourait le Dr Sanders lui parut absolue, l’air sombre, inerte et vide. Après l’infini miroitement de la forêt vitrifiée les arbres bordant la route, l’hôtel en ruine et jusqu’aux deux hommes auprès de lui semblaient de vagues reflets d’eux-mêmes, des répliques des originaux illuminés en quelque terre lointaine à la source du fleuve pétrifié. Bien que soulagé d’avoir pu s’évader de la forêt, ce prosaïsme, cette irréalité, ce sentiment de se retrouver dans l’eau dormante d’un monde usé, emplirent Sanders de déception, comme un échec.
Une voiture approchait sur la route. Le conducteur lança des signaux avec le projecteur de la Land Rover, l’auto tourna et vint s’arrêter à côté d’eux. Un homme de haute taille en descendit. Il portait un blouson militaire par-dessus son costume civil. Il observa Sanders à travers la vitre puis fit un signe de tête au chauffeur indigène.
— Docteur Sanders, demanda-t-il, comment allez-vous ?
— Aragon ! Sanders ouvrit la portière et voulut descendre, mais Aragon lui fit signe de rester assis.