Выбрать главу

Mercredi 5 janvier.

Mon cher Edward,

Nous sommes enfin arrivés. La forêt est la plus belle d’Afrique, une maison de joyaux. Je peux à peine trouver les mots pour décrire notre émerveillement chaque matin quand nous regardons les pentes encore à demi voilées par la brume, mais étincelantes comme Sainte-Sophie, où chaque rameau est une demi-sphère constellée de pierreries. À la vérité, Max dit que je deviens excessivement byzantine, je porte mes cheveux dénoués jusqu’à la taille, même à la clinique, et affecte une expression mélancolique, bien qu’en fait mon cœur chante pour la première fois depuis bien des années ! Nous aimerions tous les deux que vous fussiez ici. La clinique est petite, il y a à peu près vingt malades. Par bonheur les gens habitant ces pentes boisées traversent la vie avec une sorte de patience de rêve et considèrent ce que nous faisons pour eux comme travail social plus que thérapeutique. Ils marchent à travers la sombre forêt, couronnés de lumière.

Max vous envoie toute son amitié, comme moi. Nous pensons souvent à vous.

La lumière fait naître en toute chose diamants et saphirs.

Tendrement

Suzanne.

Quand les talons de métal du comité montant à bord martelèrent le pont au-dessus de sa tête, le Dr Sanders relut la dernière ligne de la lettre. Si la préfecture de Libreville ne lui avait pas affirmé officieusement mais nettement que Suzanne Clair et son mari étaient à Port Matarre, il ne l’eût point cru, sa description de la forêt près de la clinique ressemblait si peu à la sombre lumière du fleuve et de la jungle. Personne n’avait pu lui dire où ils se trouvaient exactement ni pourquoi le courrier venant de cette province avait été soudain censuré. Quand Sanders avait insisté, on lui avait rappelé que la correspondance des gens accusés de conduite criminelle était en général censurée, mais cette idée était grotesque en ce qui concernait Suzanne et Max Clair.

Pensant au petit microbiologiste si intelligent et à sa femme, grande et brune avec un front haut et des yeux calmes, le Dr Sanders se remémora leur brusque départ de Fort Isabelle trois mois plus tôt. La liaison de Sanders avec Suzanne avait duré deux ans, et n’avait continué que par son incapacité à y trouver une solution. Il n’avait pu s’engager pleinement et cela avait mis en évidence le fait qu’elle était le foyer de toutes ses incertitudes à Fort Isabelle. Depuis un certain temps, il soupçonnait que ses raisons de travailler à l’hôpital des lépreux n’étaient pas entièrement humanitaires ; il était peut-être plus attiré par l’idée de la lèpre, et ce qu’elle représentait inconsciemment, qu’il ne l’avait cru. La sombre beauté de Suzanne s’était identifiée en son esprit à cet aspect sombre de la psyché et leur aventure était une tentative d’en venir à un accommodement avec lui-même et ses propres motifs ambigus.

À la réflexion, Sanders reconnut qu’à leur départ de l’hôpital il pouvait y avoir une explication beaucoup plus sinistre. Quand la lettre de Suzanne était arrivée avec son étrange et extatique vision de la forêt — dans la lèpre maculeuse les tissus nerveux étaient touchés — il avait décidé de les suivre. Abandonnant son enquête sur la lettre censurée afin de ne point avertir Suzanne de son arrivée, il avait pris un mois de congé et était parti pour Port Matarre.

D’après la description que faisait Suzanne des pentes boisées, il pensait que la clinique devait être aux alentours de Mont Royal, peut-être rattachée à l’une des mines possédées par les Français, avec leurs services de sécurité trop zélés. Cependant, les activités sur la jetée — une demi-douzaine de soldats se déplaçaient autour d’une voiture d’état-major garée là — indiquaient qu’il se tramait quelque chose.

Comme il pliait la lettre de Suzanne, lissant le papier doux comme un pétale, la porte de la cabine s’ouvrit brusquement et le frappa au coude. Ventress entra en s’excusant, fit un signe de tête à Sanders.

— Je vous demande pardon, docteur. Ma valise, la douane est là.

Le Dr Sanders mit la lettre dans sa poche, ennuyé que Ventress l’ait surpris à la relire. Pour une fois Ventress n’eut pas l’air de le remarquer. La main sur la poignée de sa valise, il tendait l’oreille, écoutant les bruits sur le pont au-dessus. Il se demandait certainement ce qu’il allait faire de son revolver. Ils ne s’étaient attendus ni l’un ni l’autre à ce qu’on fouillât leurs bagages.

Décidant de laisser Ventress seul pour qu’il pût faire passer l’arme par le hublot, le Dr Sanders prit ses deux valises.

— Eh bien, au revoir, docteur, fit Ventress en souriant, son visage de plus en plus semblable à une tête de mort sous la barbe. Il tenait la porte ouverte. Cela a été fort intéressant de partager une cabine avec vous, un plaisir, vraiment.

— Et peut-être une sorte de défi, également, monsieur Ventress ? J’espère que toutes vos victoires sont aussi faciles.

— Touché, docteur ! Ventress le salua, fit un signe de main comme Sanders sortait dans le couloir. Rira bien qui rira le dernier ; vous, j’espère. La mort et sa faux, hein ?

Sans se retourner, le Dr Sanders grimpa l’escalier jusqu’au salon, sachant fort bien que Ventress le guettait au seuil de la cabine. Les autres passagers étaient assis dans des fauteuils près du bar, le père Balthus parmi eux. Une discussion prolongée s’établit entre le lieutenant, deux douaniers et un policier. Ils consultèrent la liste des passagers, examinant chacun attentivement comme s’il leur manquait un homme.

Quand le Dr Sanders déposa ses deux valises par terre, il surprit une phrase.

— Aucun journaliste ne débarque.

Un des douaniers lui fit alors signe.

— Docteur Sanders ? demanda-t-il en appuyant sur le nom comme s’il l’espérait faux. De l’université de Libreville ? Il baissa la voix. Du département de physique ? Puis-je voir vos papiers ?

Le Dr Sanders sortit son passeport. À quelques pas de lui, le père Balthus l’observait.

— Mon nom est Sanders, de la léproserie de Fort Isabelle.

Les douaniers s’excusèrent de leur erreur, se jetèrent un coup d’œil et firent une marque à la craie sur les valises du Dr Sanders sans se donner la peine de les ouvrir. Un peu plus tard, il prenait la passerelle, descendait sur la jetée où les soldats indigènes étaient affalés autour de la voiture d’état-major. Le siège à l’arrière était vide, sans doute attendait-il le physicien manquant de l’université de Libreville.

Quand il tendit ses valises à un porteur sur la casquette duquel était inscrit : Hôtel Europe, le Dr Sanders remarqua qu’on fouillait à fond les bagages de ceux qui quittaient Port Matarre. Un groupe de trente ou quarante passagers d’entrepont étaient réunis sur l’embarcadère et la police et les douaniers les fouillaient un à un. La plupart des indigènes transportaient leur literie et la police déroulait les matelas, tâtait le rembourrage.

En face de cette activité, la ville était presque déserte. Les arcades de chaque côté de la rue principale étaient vides et les fenêtres de l’hôtel Europe paraissaient mornes dans l’air sombre, les étroits volets semblables à des couvercles de cercueil. Ici, au centre de la ville, avec les blanches façades fanées, la sombre lumière de la jungle paraissait sur tout répandue. Jetant un regard en arrière sur le fleuve là où il tournait comme un immense serpent et pénétrait dans la forêt, le Dr Sanders sentit qu’il avait aspiré hors de la ville presque toute vie.