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— Sanders ! Le mot dit à voix basse, à peine plus qu’un murmure impérieux, venait de sa gauche. Le médecin regarda autour de lui, scruta la porte fermée de la gloriette. Alors, sous les marches il vit une main qui lui faisait signe.

— Ici, sous la maison !

Sanders courut jusqu’aux marches, vers l’étroite cavité sous la plate-forme du pavillon d’été. Ventress y était accroupi derrière un pilotis, fusil en main.

— Baissez-vous, venez, avant qu’ils ne vous tirent encore dessus !

Sanders se glissa dans l’étroite ouverture, Ventress le saisit par un pied et l’attira sous l’escalier, avec un grand geste irrité.

— Étendez-vous, mon Dieu, Sanders, vous prenez trop de risques !

Son visage marbré se tendit vers Sanders allongé sur le côté de la cavité. Puis Ventress regarda de nouveau au-dehors le fleuve et le bateau. Il tenait devant lui son fusil dont le canon décoré reflétait tous les jeux de la lumière à l’extérieur.

Sanders observait la sorte de cavité où il se trouvait, se demandant si Thorensen avait emmené Séréna et abandonné le pavillon d’été, espérant y prendre Ventress au piège, ou si ce dernier avait le premier atteint la gloriette après l’attaque du matin dans les rues de Mont Royal.

Les planches au-dessus d’eux s’étaient vitrifiées en une plaque solide comme roc mais on distinguait encore au centre les contours d’une trappe, que Ventress montra du doigt.

— Vous pourrez essayer de l’ouvrir dans un moment. Pas facile.

Sanders s’assit, leva son bras et se tourna pour pouvoir regarder l’autre berge du fleuve.

— Séréna, votre femme, est-elle ici ?

— Je serai bientôt auprès d’elle, fit-il en levant les yeux vers les poutres, la quête aura été longue. Il hésita, scruta l’extérieur, l’œil près du canon, examina les aigrettes d’herbe gelée qui bordaient les rives avant de continuer. Alors, vous l’avez vue, Sanders ?

Une baïonnette d’acier se trouvait par terre au milieu de quelques fragments péniblement détachés des bords de la trappe.

— Une minute seulement. J’ai dit à Thorensen de l’emmener d’ici.

Ventress posa son fusil et rampa jusqu’à Sanders. Il s’agenouilla dans la cavité comme une taupe lumineuse et regarda le médecin droit dans les yeux.

— Sanders, je ne l’ai pas encore vue, dites-moi… Oh, mon Dieu ! Il tambourina sur les poutres envoyant de sourds échos à travers la plate-forme.

— Elle… elle est bien. La plupart du temps, elle dort. Comment êtes-vous venu ici ?

L’esprit ailleurs, Ventress le regardait fixement. Puis il revint en rampant près de son fusil. Il fit signe à Sanders d’avancer, lui montra la rive à cinquante mètres. Il vit un des hommes de Thorensen étendu dans l’herbe, visage levé vers le ciel. Les éperons de gel de son corps en pleine cristallisation l’unissaient déjà aux broussailles.

— Pauvre Thorensen, murmura Ventress, un par un, ils le quittent. Il sera bientôt seul, Sanders.

Un autre éclair vint du canon du yacht. Le bateau recula légèrement dans l’eau, le boulet d’acier fit un arc à travers les airs et vint frapper les arbres à cent mètres de la gloriette. Pendant que le grondement de l’explosion retentissait autour du fleuve et faisait trembler la balustrade du balcon, Sanders remarqua la lumière s’échappant de son bras en une série d’ondes pâles. La surface du fleuve frémit, puis s’immobilisa et des rais de lumière carmin traversèrent l’air.

Kagwa et le mulâtre s’agenouillèrent de nouveau à côté du canon pour le recharger.

— Ils tirent mal, fit Sanders. Mais, Séréna, si elle est encore ici, pourquoi essaient-ils de toucher le pavillon ?

— Ils n’essaient pas, mon cher. Ventress surveillait les broussailles le long des berges comme s’il ne voulait pas courir le risque de voir Thorensen tenter d’arriver furtivement jusqu’au pavillon pendant que les jeux d’artillerie distrayaient son attention. Au bout d’un instant, apparemment tranquillisé, il se détendit.

— Il a d’autres plans, pour son gros canon. Il veut essayer de désagréger la croûte du fleuve par le bruit, il pourra alors amener son bateau jusqu’au pavillon et me tirer dessus pour me faire partir.

Et pendant l’heure qui suivit, une série de sourdes explosions se produisit effectivement, ponctuant l’air tranquille. Les deux Noirs s’affairaient auprès du canon et toutes les cinq minutes à peu près il y avait un bref éclair et un boulet d’acier volait par-dessus le fleuve. Quand ils rebondissaient sur la rive, contre les arbres, les échos des détonations faisaient naître d’étincelants sentiers rouges sur le sol pétrifié.

Et chaque fois le bras de cristal de Sanders et le costume de Ventress répandaient autour d’eux des arcs-en-ciel de lumière.

— Que faites-vous ici, Sanders ? demanda Ventress pendant une accalmie. Il n’y avait pas trace de Thorensen, Kagwa et le mulâtre travaillaient seuls. Ventress avait de nouveau rampé jusqu’à la trappe et en détachait des fragments avec la baïonnette, s’arrêtant de temps à autre pour appuyer la tête contre la plate-forme et écouter s’il y avait quelque bruit au-dessus. Je pensais que vous étiez parti, continua-t-il.

— La femme d’un de mes confrères de Fort Isabelle, Suzanne Clair, s’est enfuie dans la forêt hier soir. C’était en partie de ma faute. Sanders baissa les yeux sur la gaine de cristal de son bras. Comme il n’avait plus à porter cet énorme poids, il découvrit qu’il était moins effrayé par son aspect monstrueux. Bien que les tissus cristallins fussent froids comme glace et qu’il ne pût bouger ni sa main ni ses doigts, les nerfs et les tendons semblaient avoir retrouvé une vie propre et brillaient comme la dure et dense lumière qu’ils émettaient. Il ne sentait quelque chose que le long de l’avant-bras, à l’endroit où il avait arraché une petite bande de cristaux, mais là même c’était moins une douleur qu’une sensation de chaleur pendant la recuisson des cristaux.

Une nouvelle explosion gronda de l’autre côté du fleuve. Ventress jeta la baïonnette et revint rapidement à sa place près des marches.

Sanders observait le bateau. Il était toujours ancré à l’embouchure de la petite rivière, mais Kagwa et le mulâtre avaient abandonné le canon et étaient descendus à l’intérieur. Ils avaient évidemment tiré leur dernier boulet. Ventress montra d’un doigt osseux le panache de fumée à l’arrière. Le yacht tourna lentement, les fenêtres de la cabine se montrèrent sous un nouvel angle et ils virent tous deux un grand homme blond à la roue du gouvernail.

— Thorensen ! Ventress rampa en avant.

Sanders ramassa la baïonnette de la main gauche. Le bateau faisait machine arrière, la fumée se traînait le long de sa coque. Puis il s’arrêta pour ensuite glisser en avant, prendre de la vitesse, l’étrave fendant l’eau tranquille. Cinquante mètres le séparaient de la croûte pétrifiée. Quand il changea de direction pour aller vers une faille révélée par le bombardement, Sanders se rappela Thorensen examinant les passages à travers la surface effondrée quand Ventress avait échappé au mulâtre.

À une allure de vingt nœuds, le yacht avança jusqu’à la limite de l’eau libre puis enfonça les minces cristaux comme un briseur de glaces. Au bout de trente mètres, il réduisit sa vitesse. Quelques énormes glaçons s’empilèrent devant son étrave, il glissa de côté, s’arrêta. Il y eut des signes d’activité sur le pont pendant que les hommes à l’intérieur luttaient avec les commandes. Ventress pointa son fusil sur la fenêtre de la cabine. À cent mètres, le bateau était hors de portée. Autour de lui d’immenses failles apparaissaient à la surface du fleuve et la vive lumière carmin tachait de sang la glace environnante. Les arbres le long de la berge tremblaient encore sous l’impact, et leurs rameaux répandaient de la lumière comme fleurs liquides.