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Après un temps d’arrêt le yacht recula d’un mètre ou deux, revint en arrière dans le chenal qu’il s’était tracé. À cinquante mètres, à l’entrée du lac d’eau tranquille, il stoppa.

Au bout d’un instant, il s’élança de nouveau en avant, l’étrave hors de l’eau. Ventress mit la main sous sa veste, tira de son étui le revolver automatique que Sanders avait passé en fraude à la douane.

— Prenez-le ! Ventress pointa son fusil sur la vedette et cria à Sanders : « Surveillez la rive de votre côté, je guette Thorensen ! »

Cette fois-ci, la régulière marche en avant du bateau fut arrêtée plus brusquement. Il se heurta à de lourds glaçons, éparpilla à la surface une demi-douzaine de blocs de cristal géants, puis en éperonna un dernier, s’arrêta net, et donna fortement de la bande, le moteur tournant toujours. Les hommes à bord furent jetés au sol dans la cabine et il fallut plusieurs minutes pour redresser le bateau et le faire revenir lentement en marche arrière à travers le chenal.

Il revint encore plus lentement, l’étrave fendant d’abord peu à peu la surface pour écarter ensuite les blocs de cristal de son chemin.

Sanders restait accroupi derrière un des pilotis, attendant que le mulâtre tire un coup de canon avant que le yacht n’arrive près de Ventress. Il n’était plus qu’à soixante-quinze mètres de la gloriette, son haut pont se dressait en l’air au-dessus d’eux. Ventress paraissait pourtant tout à fait calme et surveillait la rive pour prévenir toute attaque-surprise.

Le sol trembla sous le pavillon quand le bateau enfonça son étrave à maintes reprises dans l’embâcle de cristal. La fumée les entourait, empestait l’air pur. Le yacht se rapprochait chaque fois de quelques mètres et son étrave se brisait en éclats blancs. Il était déjà enveloppé d’une mince gelée et le mulâtre ouvrit à coups de crosse les fenêtres de la cabine qui se cristallisaient. Le bastingage était festonné de fins éperons. Ventress manœuvrait, tentait de tirer sur un des hommes dans la cabine, mais leurs têtes étaient cachées par les vitres brisées. Lancés à la surface, les blocs de cristaux humides s’éparpillaient de chaque côté du bateau qui avançait toujours et des fragments patinèrent à travers les marches de la gloriette.

— Sanders ! Ventress se redressa à demi, son visage et sa poitrine à découvert. Ils sont bloqués par les glaces !

À 30 mètres, son étrave brisée, plantée dans une faille entre deux énormes glaçons, le bateau s’inclinait sur un flanc, puis sur l’autre. Son moteur ronfla, puis le bruit diminua, mourut. Immobile, le yacht se dressait en face d’eux, et une fine gelée le transformait déjà en un bizarre gâteau de mariage.

Il se balança légèrement une ou deux fois comme si l’on lançait un grappin d’un hublot à l’avant.

Ventress braquait toujours son fusil sur la cabine. À 3 mètres à sa droite, Sanders tenait d’une main le revolver ; son bras sur le sol à côté de lui étincelait de sa propre vie cristalline. Ils attendirent ensemble que Thorensen bougeât. Le bateau resta silencieux une demi-heure, la gelée s’épaissit sur le pont. Des crêtes en spirales se formèrent autour des fenêtres de la cabine, décorèrent le bastingage et les hublots. L’étrave écrasée était hérissée de fanons comme une baleine gelée. Sous le pont, le canon se transformait en une pièce d’artillerie médiévale dont la bouche était embellie de crêtes et d’antennes exquises.

La lumière d’après-midi faiblissait. Sanders surveillait la rive à sa droite. Les éclatantes couleurs s’étaient assombries et le soleil déclinait derrière les arbres à l’ouest.

Alors, au milieu des blanches aigrettes de l’herbe, il vit le long corps d’argent d’une créature remontant péniblement la berge. Ventress, accroupi à côté de lui scrutait l’horizon dans la demi-obscurité. Ils observèrent la gueule gemmée, les pattes avant recourbées dans leur armure de cristal. Le crocodile avançait lentement de côté sur le ventre avec son antique mouvement reptilien. Il avait bien cinq mètres de long et paraissait se mouvoir à l’aide de sa queue plus qu’avec ses pattes. La patte avant se dressait gelée dans sa gaine cristalline. Quand il bougeait la lumière se répandait hors de ses yeux hyalins et de sa gueule entrouverte et pleine de joyaux.

Il s’arrêta, comme s’il avait senti les deux hommes sous la gloriette, puis reprit sa marche en avant. À deux mètres d’eux, il s’arrêta de nouveau, fit faiblement bouger sa mâchoire. Son corps écrasait l’herbe sur son passage. Sanders observa les yeux vides au-dessus de la bouche ouverte, éprouvant une sorte de sympathie pour ce monstre dans son armure de lumière, incapable de comprendre sa propre transfiguration.

Puis, quand les dents de pierres précieuses étincelèrent, Sanders aperçut le canon d’un revolver. Il se retint de crier, baissa la tête, s’écarta des pilotis. Quand il releva la tête il vit s’ouvrir la gueule du crocodile. Le canon de l’arme avança sous la rangée de dents du haut. On tira sur l’ombre du pilotis de bois.

Dans le bruit, la lumière de la détonation, Sanders posa l’automatique sur la surface dentée de son bras de cristal et tira sur la tête du crocodile. Il fit un mouvement de côté, la gueule de l’arme le cherchait toujours. Sous la peau cristallisée Sanders aperçut les coudes et les genoux d’un homme. Il tira encore sur le thorax et l’abdomen de la carapace. Avec un sursaut, comme galvanisée, l’énorme bête s’éleva en l’air sur ses pattes de derrière, resta un instant dressée comme un saurien de pierres précieuses, puis retomba sur le côté, révélant la large fente allant de la mâchoire à l’abdomen. Attaché à l’intérieur, le corps du mulâtre gisait, visage levé vers le crépuscule, sa peau noire illuminée par le bateau de cristal ancré comme un fantôme derrière lui.

On entendit des bruits de pas sur l’autre rive. Avec un cri, Ventress se mit à genoux, tira. Il y eut un hurlement et le corps à demi couvert de pansements de Kagwa tomba au milieu des aigrettes d’herbe à 10 mètres du pavillon d’été. Il se releva, passa en chancelant à côté de la maison, sans plus savoir ce qu’il faisait. Un instant les dernières lueurs du jour sur sa peau sombre le firent paraître presque aussi blanc que le petit Ventress. Le deuxième coup l’atteignit en pleine poitrine et le renversa sur la berge. Il resta étendu face contre terre à la limite de l’ombre.

Sanders attendit sous les marches pendant que Ventress rechargeait son arme. Puis le petit homme s’agita, observa les deux corps. Il y eut un silence de quelques minutes. Il toucha enfin Sanders à l’épaule du canon de son fusil.

— C’est le moment, docteur.

— Que voulez-vous dire ? fit Sanders, regardant son visage sans expression.

— Il est temps pour vous de partir, docteur. Thorensen et moi sommes seuls à présent.

Sanders se remit debout, hésitant à se montrer.

— Thorensen comprendra, lui dit Ventress, sortez de la forêt, Sanders, vous n’êtes pas encore prêt à venir ici.

Le costume du petit homme était déjà recouvert d’étincelantes écailles de cristal.

Sanders fit donc ses adieux à Ventress. Au-dehors, le bateau blanc était déjà soudé aux blocs irréguliers à la surface du fleuve. Quand il s’éloigna de la gloriette le long de la rive abandonnant derrière lui trois morts dont l’un était encore dans la peau du crocodile, Sanders ne vit pas trace de Thorensen. À 100 mètres de la maison, à la première boucle du fleuve, il jeta un regard en arrière, mais Ventress était resté caché sous la plate-forme. Au-dessus de lui la faible lumière d’une lanterne luisait derrière les fenêtres de glace.