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Quelque chose étincela dans l’obscurité derrière Sanders. Il se retourna pour voir une brillante chimère, un homme aux bras et à la poitrine incandescents, courant au milieu des arbres tandis qu’une cascade de particules se diffusaient dans l’air derrière lui. Sanders recula derrière la croix, mais l’homme avait déjà disparu, tourbillonnant au milieu des cavernes de cristal. Comme pâlissait son sillage lumineux, Sanders entendit sa voix dont les échos retentirent dans l’air gelé et ses mots plaintifs étaient gemmés et ornementés comme tout ce qui se trouvait, dans ce monde en métamorphose. Séréna, Séréna !

VIII. Le soleil prismatique

Deux mois plus tard, en terminant sa lettre au Dr Paul Derain, directeur de l’hôpital des lépreux de Fort Isabelle, dans sa tranquille chambre d’hôtel à Port Matarre, Sanders écrivait :

« Il semble difficile de croire, Paul, dans cet hôtel vide, que les étranges événements de cette forêt fantasmagorique se soient réellement passés. En fait, pourtant, je ne suis guère qu’à 60 kilomètres à vol d’oiseau (ou devrais-je dire de griffon) du foyer à 15 kilomètres au sud de Mont Royal, et s’il fallait quelque chose pour me rappeler ces événements, il y a la blessure à peine cicatrisée de mon bras. Selon le barman, en bas (je suis heureux de vous dire que lui au moins est toujours à son poste) presque tout le monde est parti. D’après lui, donc, la forêt avance à l’allure de quelque quatre cents mètres par jour. Un des journalistes en visite ici, parlant à Louise, a prétendu qu’à cette allure un tiers au moins de la surface de la terre sera atteint en dix ans, et que vingt capitales de par le monde seront des villes pétrifiées sous des couches de cristal prismatique, comme c’est déjà le cas pour Miami. Vous avez sans aucun doute lu des articles sur la ville abandonnée et ses mille flèches de cathédrale, vision de saint Jean matérialisée.

« À dire vrai, cependant, cette perspective ne m’inquiète guère. Comme je vous l’ai dit, Paul, il est pour moi évident à présent que les origines de ces phénomènes sont plus que physiques. Quand, chancelant hors de la forêt, je tombai sur un cordon de troupes à 8 kilomètres de Mont Royal, deux jours après avoir vu le fantôme impuissant qui avait été Ventress, la croix d’or serrée dans mes bras, j’étais décidé à ne plus jamais entrer dans la forêt. Par un de ces ridicules renversements de la logique, loin d’être acclamé comme un héros, je me retrouvai devant un tribunal militaire m’accusant sommairement de pillage. Apparemment, on avait dépouillé la croix d’or de ses joyaux, dons généreux des compagnies minières, et je protestai en vain, expliquant que les pierres évanouies avaient été le prix de mon salut. Seules les interventions de Max Clair et de Louise Péret me sauvèrent. Sur notre suggestion, une patrouille de soldats équipés de croix incrustées de pierres précieuses entra dans la forêt pour tenter de trouver Suzanne et Ventress, mais elle fut forcée de battre en retraite.

« Quels qu’aient été alors mes sentiments, cependant, je sais à présent que je retournerai un jour dans la forêt à Mont Royal. Chaque nuit le disque brisé du satellite Écho passe au-dessus de nos têtes, illuminant le ciel de minuit comme un lustre d’argent. Et je suis convaincu, Paul, que le soleil lui-même est efflorescent. Au crépuscule, quand son disque est voilé par la poussière pourpre, il semble que s’entrecroise à sa surface un treillis bien particulier, une vaste herse qui s’étendra un jour jusqu’aux planètes et aux étoiles, les arrêtant dans leur course.

« Comme l’illustre l’exemple de ce brave prêtre apostat qui me donna la croix, il y a une immense récompense à trouver dans cette forêt gelée. Là se produit devant nos yeux la transfiguration de toutes formes vivantes ou inanimées, et le don d’immortalité est une conséquence directe de l’abandon par chacun de nous de nos identités physiques et temporelles. Aussi apostats que nous puissions être en ce monde, là-bas, nous devenons de nécessité apôtres du soleil prismatique.

« Quand je serai complètement rétabli, je retournerai donc à Mont Royal avec une des expéditions scientifiques qui passent par ici. Il ne sera point difficile d’arranger une évasion et je retournerai alors à l’église solitaire dans ce monde enchanté où le jour des oiseaux fantastiques volent à travers la forêt pétrifiée, où des crocodiles gemmés étincellent telles des salamandres héraldiques sur les rives de fleuves cristallins et où la nuit l’homme illuminé court parmi les arbres, ses bras tournant comme des roues d’or, sa tête une couronne spectrale. »

Il posa sa plume quand entra Louise Péret, plia la lettre, la mit dans une vieille enveloppe de Derain qui lui avait écrit pour lui demander quels étaient ses projets.

Louise vint près du bureau à côté de la fenêtre et posa la main sur l’épaule de Sanders. Elle portait une robe blanche immaculée qui accentuait encore ce qu’avait de terne et de gris Port Matarre. En dépit de la transformation de la forêt à quelques kilomètres seulement, la végétation gardait encore son aspect sombre, à l’embouchure du fleuve, bien que les atomes de lumière luisant par intermittence dans le feuillage indiquassent que la cristallisation se produirait bientôt.

— Encore en train d’écrire à Derain ? La lettre doit être longue.

— Il y a beaucoup à dire. Sanders s’appuya au dossier de la chaise, croisa les mains et regarda les arcades désertes. Quelques bâtiments de débarquement de l’armée étaient ancrés près de l’embarcadère de la police. Au-delà, le fleuve sombre s’enfonçait vers l’intérieur.

La principale base militaire se trouvait à présent sur une des grandes plantations du gouvernement à 15 kilomètres de Port Matarre, le long du fleuve. On avait construit un aérodrome et les centaines de savants et de techniciens, sans parler des journalistes, qui tentaient encore de comprendre l’avance de la forêt y allaient directement en avion, sans passer par Port Matarre. La ville au bord du fleuve était de nouveau à demi abandonnée. Le marché indigène était fermé, les petits marchands des échoppes où l’on trouvait des bijoux cristallisés avaient été ruinés par la surabondante production de la forêt. De temps à autre, pourtant, au cours de ses promenades dans Port Matarre, Sanders apercevait un mendiant solitaire près des casernes ou de la préfecture de police, et dans son panier une vieille couverture cachait quelque bizarre offrande de la forêt, un perroquet ou une carpe cristallisés, une fois même le thorax et la tête d’un bébé.

— Vous démissionnez, alors ? demanda Louise. Je crois que vous devriez encore y réfléchir, nous avons parlé…

— Ma chère, on ne peut réfléchir à l’infini, il faut prendre une décision à un moment donné. Sanders sortit la lettre de sa poche et la jeta sur le bureau. Pour ne pas faire de peine à Louise qui était restée à l’hôtel avec lui depuis sa délivrance, il ajouta : En fait, je ne suis pas encore décidé, la lettre me sert à voir clair.

Louise fit un signe de tête, baissa les yeux vers lui. Sanders remarqua qu’elle portait de nouveau ses lunettes de soleil, révélant ainsi inconsciemment ses propres décisions quant à Sanders, son avenir et leur inévitable séparation. Mais ce genre de déloyauté sans gravité n’était que le prix à payer pour une tolérance mutuelle.

— La police a-t-elle des nouvelles d’Anderson ? demanda Sanders. Pendant leur premier mois à Port Matarre, Louise était allée chaque matin à la préfecture dans l’espoir d’apprendre quelque chose sur son collègue perdu et pour justifier en partie, devinait Sanders, la prolongation de son séjour avec lui à l’hôtel. Si elle se dispensait à présent de ces petits actes qui calmaient sa conscience, c’était parce qu’elle avait pris de nouvelles dispositions. Ils ont peut-être appris quelque chose, continua-t-il, on ne sait jamais. Vous n’y êtes pas allée ?