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— Non. Presque personne ne pénètre dans la forêt à présent. Louise haussa les épaules. Mais cela vaut peut-être la peine d’essayer.

— Certainement. Sanders se leva en s’appuyant sur son bras blessé, puis mit sa veste.

— Comment va votre bras, à présent ?

— Je crois que tout est cicatrisé, fit Sanders en tapotant son coude. Louise, vous le savez, vous avez été bien bonne de vous occuper de moi.

Louise le regarda, ses yeux toujours cachés par les lunettes et un bref sourire d’affection entrouvrit ses lèvres.

— Que pourrais-je faire de plus ? Elle se mit à rire et se dirigea vers la porte. Il faut que je monte dans ma chambre me changer. Bonne promenade.

Sanders la suivit jusqu’à la porte et la prit un instant dans ses bras. Quand elle fut partie, il resta un moment à écouter les rares bruits de l’hôtel presque vide.

Il revint s’asseoir à son bureau, relut sa lettre à Paul Derain. Pensant à Louise en même temps, il se dit qu’il ne pouvait guère la blâmer d’avoir décidé de le quitter. Sanders l’y avait en fait obligée, non point tant par sa conduite à Port Matarre que parce qu’il n’était point totalement présent ici. Son identité réelle errait encore dans les forêts de Mont Royal. Pendant la descente du fleuve dans le bateau ambulance avec Louise et Max Clair, pendant sa convalescence à Port Matarre, il s’était senti comme la projection vide d’un moi traversant la forêt, la croix gemmée dans les bras, ranimant les enfants perdus auprès desquels il passait comme une divinité en son jour de création. Louise ne savait rien de tout cela et croyait qu’il cherchait encore Suzanne.

On frappa à la porte, Max Clair entra. Il salua Sanders d’un signe de la main, posa son sac sur une chaise. Depuis son arrivée à Port Matarre il donnait une partie de son temps à la clinique des Jésuites. En plusieurs occasions ces derniers avaient tenté de voir Sanders, dans le but, devinait-il, de le questionner sur l’auto-immolation du père Balthus dans la forêt. Ils soupçonnaient évidemment que son réel souci n’avait pas été sa paroisse.

— Bonjour, Edward, j’espère que je ne dérange pas vos méditations.

— J’en ai fini avec elles. Quand Max jeta un coup d’œil vers la porte entrebâillée de la salle de bains, il ajouta : Louise est en haut. Alors, quelles nouvelles aujourd’hui ?

— Pas la moindre idée. Je n’ai pas le temps de rester des heures au poste de police. Nous sommes bien trop occupés à la clinique. Ils arrivent de tous les coins.

— Il fallait s’y attendre, il y a un médecin là-bas à présent. Sanders secoua la tête. Amenez un médecin dans un endroit comme Port Matarre et vous créez immédiatement le problème de la santé publique.

Mux regarda Sanders par-dessus ses lunettes pour voir s’il était sérieux.

— Je n’en sais rien, mais pour être débordés, nous le sommes, Edward. En fait, à présent que votre bras va mieux, nous avons pensé, les Pères surtout, que vous pourriez venir nous donner un coup de main. Deux matinées par semaine, pour commencer. Les Pères vous en seraient fort reconnaissants.

— Certes, fit Sanders, regardant vers la lointaine forêt. J’aimerais vous aider, Max, bien sûr, mais il se trouve que je suis assez occupé en ce moment.

— Ce n’est pas vrai, vous ne faites que rester assis ici toute la journée. Écoutez, c’est du travail routinier, là-bas, rien qui puisse détourner votre esprit des hautes spéculations. Accouchements, pellagre. Hier il y a eu deux cas de lèpre, j’ai pensé que cela vous intéresserait.

Sanders tourna la tête pour observer le visage de Max, avec ses brillants yeux myopes sous son haut front bombé. S’il y avait de la ruse dans sa dernière remarque, elle était difficile à évaluer. Pendant un certain temps Sanders avait soupçonné Max d’avoir toujours su que Suzanne s’enfuirait dans la forêt après l’avoir vu, et sa quête inutile parmi les villages des collines n’avait été sans doute qu’un moyen délibérément choisi de s’assurer que personne ne l’en empêcherait. Depuis leur arrivée à Port Matarre, Max avait rarement parlé de Suzanne, bien que sa femme dût être à présent gelée comme une icône, quelque part au milieu de la forêt de cristal. Pourtant, la dernière allusion de Max aux lépreux, à moins qu’elle n’ait eu pour but de le pousser à retourner dans la forêt, montrait qu’en fait Max n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle signifiait pour Suzanne et Sanders, ne se rendait pas compte que pour tous deux la seule solution finale au problème du déséquilibre de leur esprit inclinant vers le côté sombre de l’équinoxe, pouvait être trouvée dans ce monde de cristal.

— Deux cas de lèpre ? Cela ne m’intéresse pas le moins du monde. Et Sanders continua avant que Max ne pût parler : « Franchement, Max, je ne suis pas sûr d’être encore qualifié pour vous aider. »

— Quoi ? Mais bien sûr que si.

— En termes absolus, il me semble, Max, que toute la profession médicale est peut-être périmée, détrônée. Je ne pense pas que la simple distinction entre la vie et la mort ait encore beaucoup de sens à présent. Plutôt que d’essayer de guérir ces malades, vous devriez les mettre sur un bateau et les envoyer à Mont Royal.

Max se leva, eut un geste d’impuissance.

— Je reviendrai demain, dit-il pourtant avec bonne humeur. Soignez-vous bien.

Quand il fut parti, Sanders termina sa lettre, ajouta un dernier paragraphe, ses adieux. Il la mit dans une enveloppe neuve, l’adressa à Derain, et la posa contre l’encrier. Puis il sortit son carnet de chèques, en signa un, le glissa dans une deuxième enveloppe sur laquelle il écrivit le nom de Louise.

Il se leva, boutonna sa veste et vit alors par la fenêtre Louise et Max parlant dans la rue, devant l’hôtel. Il les avait souvent vus ensemble dernièrement, dans le hall de l’hôtel, à la porte du restaurant. Il attendit que prît fin leur conversation et descendit. Au bureau, il paya la note de la semaine écoulée, pour Louise et pour lui, paya également une quinzaine d’avance. Il échangea quelques plaisanteries avec le propriétaire portugais, puis sortit faire sa promenade d’avant le déjeuner.

Ses pas le portaient habituellement vers le fleuve. Il avança lentement sous les arcades désertes, remarquant comme chaque matin les étranges contrastes entre la lumière et l’ombre en dépit de l’absence apparente de lumière solaire directe dans Port Matarre. Au coin, en face de la préfecture de police, il plia son bras blessé en s’appuyant une dernière fois contre un des piliers. Quelque part dans les rues cristallines de Mont Royal se trouvaient les fragments de lui-même qui lui manquaient, et qui continuaient à vivre dans leur propre milieu prismatique.

Pensant au capitaine Radek et à Suzanne Clair, Sanders atteignit les quais et marcha le long des jetées désertes. Presque toutes les embarcations indigènes étaient parties et les villages de l’autre côté du fleuve avaient été abandonnés.

Comme d’habitude, pourtant, un bateau avançait le long des quais vides. À 300 mètres, Sanders distingua l’hydroglisseur rouge et jaune dans lequel il avait fait avec Louise son premier voyage à Mont Royal. La haute silhouette d’Aragon se dressait devant le gouvernail. Il laissait le bateau dériver avec la marée. Chaque matin il observait Sanders quand il passait mais les deux hommes ne se parlaient jamais.