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Il déjeuna tôt au restaurant de l’hôtel, presque désert. Il n’y avait là que la jeune Française brune, assise seule, écrivant sur un bloc-notes posé à côté de sa salade. Elle jetait de temps en temps un coup d’œil à Sanders, qui fut à nouveau frappé par sa ressemblance avec Suzanne Clair. À cause de ses cheveux aile de corbeau, peut-être, ou de par la lumière étrange de Port Matarre, son visage uni paraissait un peu plus pâle que celui de Suzanne, comme si les deux femmes étaient des cousines, séparées par un sang plus sombre du côté de Suzanne. En regardant la jeune fille, il put presque voir Suzanne à côté d’elle reflétée par quelque miroir à demi masqué dans son esprit.

Quand elle se leva de table, elle fit un signe de tête à Sanders, prit son bloc et sortit dans la rue, s’arrêtant un instant dans le hall au passage.

Après déjeuner, Sanders se mit à la recherche d’une forme de transport pour l’emmener à Mont Royal. Comme le lui avait déclaré l’employé de l’hôtel, il n’y avait pas de voie ferrée jusqu’à la ville minière. Un service d’autobus s’y rendait deux fois par jour, mais était actuellement suspendu. Au dépôt, près des casernes, dans les faubourgs à l’est de la ville, il trouva le bureau de location fermé. Les horaires se détachaient des tableaux d’affichage en plein soleil et quelques indigènes dormaient sur les bancs à l’ombre. Au bout de dix minutes, un contrôleur arriva lentement avec un balai, suçant un morceau de canne à sucre. Il haussa les épaules quand le Dr Sanders lui demanda à quel moment le service recommencerait.

— Demain, ou peut-être après-demain, monsieur. Qui sait ? Le pont s’est effondré.

— Où ?

— À Myanga, à 10 kilomètres de Mont Royal. Le pont a glissé dans un profond ravin. Dangereux, monsieur.

Le Dr Sanders montra du doigt la caserne où l’on chargeait d’approvisionnement et de munitions une demi-douzaine de camions. À côté étaient entassés des rouleaux de barbelés et des éléments de clôture métallique.

— Ils ont l’air de s’apprêter à partir, comment vont-ils passer ?

— Ils réparent le pont, monsieur.

— Avec des barbelés ? Le Dr Sanders hocha la tête, lassé par ces réponses évasives. Que se passe-t-il exactement à Mont Royal ?

— Rien, monsieur, dit rêveusement le contrôleur en suçant sa canne à sucre.

Le Dr Sanders s’éloigna lentement, s’arrêta près des portes de la caserne jusqu’à ce qu’une sentinelle lui fasse signe de partir. De l’autre côté de la route, les sombres gradins des dômes de la forêt s’élevaient très haut comme une immense vague prête à tomber sur la ville déserte. Plus de cent pieds au-dessus de sa tête, les grands rameaux pendaient comme des ailes à demi repliées, les troncs se penchaient vers lui. Le Dr Sanders fut tenté de traverser la rue et de se rapprocher de la forêt, mais il y avait quelque chose de menaçant et d’oppressant dans son silence. Il tourna les talons et repartit vers l’hôtel.

Une heure plus tard, après une enquête infructueuse, il alla à la préfecture de police près du port. Il n’y avait plus guère d’activité autour du bateau, la plupart des passagers étaient à bord. Une grue de chargement balançait l’hydroglisseur au-dessus de la jetée.

Le Dr Sanders alla droit au but et montra la lettre de Suzanne au capitaine africain.

— Peut-être pourriez-vous m’expliquer, capitaine, pourquoi il a été nécessaire de supprimer leur adresse ? Ce sont de vieux amis à moi et je voudrais passer quinze jours de vacances avec eux. Je découvre à présent qu’il n’y a aucun moyen de se rendre à Mont Royal. Une atmosphère de mystère entoure l’endroit.

Le capitaine hocha la tête, médita sur la lettre posée sur son bureau. De temps à autre, il touchait le papier de sa règle d’acier, comme s’il eût examiné les pétales séchés de quelque fleur rare et peut-être vénéneuse.

— Je comprends, docteur, la situation n’est pas facile pour vous.

— Mais pourquoi cette censure ? insista le Dr Sanders. Y a-t-il des troubles politiques ? Un groupe de rebelles s’est-il emparé des mines ? Je suis naturellement inquiet pour la sécurité du docteur et de Mme Clair.

— Je vous assure, docteur, qu’il n’y a aucun trouble politique à Mont Royal, répondit le capitaine en secouant la tête. En fait, il n’y a presque personne là-bas, la plupart des ouvriers sont partis.

— Pourquoi ? J’ai remarqué la même chose ici. La ville est déserte.

Le capitaine se leva, alla vers la fenêtre. Il montra du doigt la sombre lisière de la forêt massée au-dessus des toits du quartier indigène au-delà des entrepôts.

— Voyez-vous la forêt, docteur ? Elle leur fait peur, elle est si noire, si oppressante tout le temps.

Il revint à son bureau, joua avec sa règle. Sanders attendit qu’il se décide à s’expliquer. Confidentiellement, je peux vous dire qu’une nouvelle sorte de maladie des plantes a commencé à se répandre dans la forêt près de Mont Royal.

— Que voulez-vous dire ? l’interrompit Sanders. Une maladie à virus, comme la mosaïque du tabac ?

— Oui, c’est cela, dit le capitaine avec un signe de tête encourageant, bien qu’il n’eût pas l’air de savoir de quoi il parlait. Mais il ne cessait d’observer calmement l’horizon de jungle par la fenêtre. De toute façon, ce n’est point toxique, mais il nous faut prendre des précautions. Des spécialistes vont examiner la forêt et envoyer des échantillons à Libreville. Cela prend du temps, vous comprenez bien. Il lui rendit la lettre de Suzanne. Je vais trouver l’adresse de vos amis. Revenez demain. D’accord ?

— Pourrai-je me rendre à Mont Royal ? L’armée n’a pas interdit l’accès à la région ?

— Non, insista le capitaine, vous êtes tout à fait libre. Il fit des gestes avec ses mains, enfermant des parcelles d’air. Il n’y a que de petites zones touchées, voyez-vous. Ce n’est pas dangereux, vos amis ne craignent rien. Mais nous ne voulons pas que des gens se précipitent là-bas et nous créent des ennuis.

— Depuis combien de temps cela dure-t-il ? demanda Sanders sur le pas de la porte. Il montra la fenêtre. La forêt est très sombre ici.

Le capitaine se gratta le front, eut un instant l’air las et lointain.

— Depuis un an à peu près. Peut-être plus. Au début, personne ne s’est inquiété…

II. L’orchidée de pierre précieuse

Dehors, sur les marches, le Dr Sanders vit la jeune Française qui avait déjeuné à l’hôtel. Elle portait un grand sac et ses lunettes noires n’arrivaient pas à masquer le regard curieux de ses yeux intelligents. Elle observa le Dr Sanders quand il passa à côté d’elle.

— Des nouvelles ?

— À propos de quoi ? fit le médecin en s’arrêtant.

— De l’état d’urgence.

— C’est ainsi qu’ils l’appellent ? Vous avez plus de chance que moi. Je n’avais pas encore entendu ce terme.

La jeune femme ignora ses paroles. Elle regarda Sanders des pieds à la tête comme si elle se demandait qui il pouvait bien être.

— Appelez cela comme vous voudrez, dit-elle enfin avec naturel. Si ce n’est pas encore un état d’urgence, c’est pour bientôt. Elle se rapprocha de Sanders, baissa la voix. Voulez-vous aller à Mont Royal, docteur ?

Sanders descendit les marches, mais la jeune femme le suivit.

— Êtes-vous un agent de la police ? Ou dirigez-vous un service d’autobus clandestin ? Les deux, peut-être ?