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— Quelle merveille ! Le Dr Sanders avança la main pour prendre le bibelot qu’elle lui révélait, mais la femme l’en empêcha. Étincelant au soleil, lui était apparu ce qui semblait être une immense orchidée cristalline sculptée dans un minéral pareil à du quartz. La structure de la fleur avait été intégralement reproduite et enchâssée, eût-on dit, dans le cristal, comme si par un tour de prestidigitation on eût mis le spécimen vivant au centre d’un énorme pendentif. Les faces internes du quartz avaient été taillées avec une habileté remarquable si bien qu’une douzaine d’images de l’orchidée étaient réfractées, l’une au-dessus de l’autre, comme à travers un labyrinthe de prismes. Quand le Dr Sanders bougea la main, une fontaine de lumière continue jaillit du bijou.

Le médecin mit la main à sa poche pour prendre son portefeuille et la femme sourit de nouveau, tira un peu plus le rideau pour révéler plusieurs autres objets. Près de l’orchidée se trouvait un rameau et des feuilles sculptés dans une pierre translucide pareille à du jade. Chaque feuille avait été reproduite avec un art raffiné et leurs nervures formaient un pâle lacis sous le cristal. Le rameau et ses sept feuilles fidèlement rendus jusqu’aux bourgeons axillaires et aux faibles nodosités de la tige, paraissaient s’apparenter à l’art d’un joaillier médiéval japonais plus qu’à la grossière et massive sculpture d’Afrique.

À côté du rameau se trouvait un bibelot encore plus bizarre, un champignon d’arbre sculpté ressemblant à une énorme éponge ornée de pierreries. Tout comme les feuilles, il brillait d’une douzaine d’images de lui-même réfractées à travers les faces de la monture qui l’entourait. Le Dr Sanders se pencha et se mit entre le soleil et les bibelots, mais la lumière en eux continua d’étinceler comme si elle venait de quelque source interne.

Avant qu’il eût le temps d’ouvrir son portefeuille, on entendit un cri à une certaine distance. Une dispute avait éclaté près d’une des échoppes. Les marchands couraient dans toutes les directions, une femme se mit à hurler. Au centre de cette scène se tenait le père Balthus, bras levés au-dessus de la tête, tenant quelque chose dans ses mains, robe noire volant comme les ailes d’un oiseau vengeur.

— Attendez-moi ! lança Sanders à la vendeuse, mais elle avait déjà recouvert son étalage et fait glisser le plateau hors de vue parmi les feuilles de palmiers et les paniers de poudre de cacao entassés au fond de la boutique.

Le Dr Sanders la quitta et courut à travers la foule vers le père Balthus. Le prêtre était à présent isolé, entouré par un cercle de curieux. Il tenait dans ses mains levées un grand crucifix sculpté par un artiste du lieu. Il le brandit comme une épée au-dessus de sa tête, l’agita de droite à gauche, comme s’il envoyait des signaux télégraphiques à un pic lointain. Il s’arrêtait de temps en temps, abaissait la sculpture pour l’examiner, le visage tendu, couvert de sueur.

La statuette, plus grossière que l’orchidée-bijou qu’avait vue le Dr Sanders, était sculptée dans une pierre semi-précieuse, jaune pâle, analogue à la chrysolite et le corps étiré du Christ était noyé dans une gaine de quartz prismatique. Quand le prêtre agitait en l’air la statuette, la secouant au paroxysme de la colère, les cristaux semblaient se liquéfier et la lumière en jaillissait comme d’un cierge allumé.

— Balthus !

Le Dr Sanders écarta la foule qui observait le prêtre. Les visages étaient à demi détournés, on guettait l’arrivée de la police, comme si les gens eussent été conscients de leur propre complicité dans le crime de lèse-majesté, quel qu’il fût, que punissait le père Balthus. Le prêtre les ignorait et continuait à secouer la sculpture, puis il l’abaissa et en tâta la surface cristalline.

— Balthus, que diable faites-vous ? commença Sanders, mais le prêtre le repoussa de l’épaule. Faisant tourbillonner le crucifix comme une hélice, occupé uniquement à exorciser le pouvoir qu’il avait sur lui, il regardait sa lumière se perdre en étincelles.

Un des marchands se mit à crier et le Dr Sanders vit un agent de police indigène qui approchait prudemment. La foule se dispersa immédiatement. Haletant après tous ses efforts, le père Balthus laissa une extrémité du crucifix reposer sur le sol. Le tenant toujours comme une épée émoussée, il contempla sa surface terne. La gaine cristalline s’était évanouie dans l’air.

— Répugnant, répugnant, murmura-t-il au Dr Sanders, quand ce dernier le prit par le bras et le poussa à travers les boutiques. Sanders s’arrêta pour lancer la sculpture sur la toile bleue couvrant l’étalage du marchand. La croix, façonnée dans un bois poli, lui parut un bâton de glace. Il tira de son portefeuille un billet de cinq francs, le mit d’autorité dans la main du marchand et poussa le père Balthus devant lui. Le prêtre gardait les yeux fixés sur le ciel et sur la distante forêt au-delà du marché. Parmi les grands rameaux, les feuilles scintillaient par instants de la même lumière crue qui avait jailli de la croix :

— Balthus, mais ne voyez-vous pas… Sanders saisit fermement la main du prêtre quand ils atteignirent le quai. La main pâle était aussi froide que le crucifix. Pour eux, c’était une sorte d’hommage, il n’y avait rien de répugnant, vous avez vu des milliers de croix ornées de pierreries.

Le prêtre eut enfin l’air de le reconnaître. Son visage étroit se tourna vers lui, les yeux l’examinèrent attentivement. Il lui retira sa main.

— Il est évident que vous ne comprenez pas, docteur. Cette croix n’était pas ornée de pierreries !

Le Dr Sanders le regarda partir à grands pas, tête haute, épaules droites, avec un farouche orgueil qui se suffisait à lui-même. Dans son dos, ses mains maigres se tordaient et s’agitaient comme des serpents nerveux.

À la fin de la journée, Louise Péret et le médecin dînèrent ensemble dans l’hôtel désert.

— Je ne sais quels sont les mobiles du bon père, mais je suis sûr que son évêque ne les approuverait pas.

— Vous croyez qu’il a peut-être changé de camp ? demanda Louise.

— C’est aller un peu loin, fit Sanders en riant. Mais je soupçonne que, professionnellement parlant, il tentait de confirmer ses doutes plutôt que les dissiper. Cette croix, au marché, l’a rendu frénétique, il essayait littéralement de la faire périr en la secouant.

— Mais pourquoi ? J’ai vu de ces sculptures indigènes, elles sont belles, mais ce sont des bijoux ordinaires, c’est tout.

— Non, Louise. C’est là toute l’histoire, et comme Balthus le sait, elles n’ont rien d’ordinaire. Il y a quelque chose dans la lumière qu’elles émettent ; je n’ai pas pu en examiner une de près, mais cela semble venir de l’intérieur, non du soleil. Une lumière crue, intense, on peut la voir dans tout Port Matarre.

— Je sais. La main de Louise se posa sur les lunettes noires à côté de son assiette, toujours à sa portée, comme quelque puissant talisman. Par intervalles elle les ouvrait et les refermait. Quand on arrive ici, tout paraît sombre. Puis on regarde la forêt et l’on voit les étoiles brûlant dans les branches. Elle tapa sur les lunettes. C’est pour cela que j’en porte, docteur.

— Vraiment ? Sanders prit les lunettes de soleil et les tint en l’air. Une des paires les plus grosses qu’il eût vues, leur monture avait plusieurs centimètres de haut. Où les avez-vous trouvées ? Elles sont énormes, Louise, elles divisent votre visage en deux.

Louise haussa les épaules et alluma nerveusement une cigarette.

— C’est le 21 mars, docteur, le jour de l’équinoxe.

— L’équinoxe ? Mais oui, bien sûr. Le soleil passe à l’équateur, le jour et la nuit sont d’égale longueur. Sanders réfléchit un instant. Ces divisions, obscurité, lumière, paraissaient se retrouver partout à Fort Matarre. Contraste entre le complet blanc de Ventress et la soutane noire du père Balthus. Entre les arcades blanches et leurs ombres. Le souvenir même qu’il avait de Suzanne Clair, sombre jumelle de la jeune femme qui le regardait de ses yeux francs.