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— Au moins, docteur, on peut choisir à présent. Plus rien n’est estompé ni gris. Elle se pencha vers lui. Pourquoi êtes-vous venu à Port Matarre ? Cherchez-vous vraiment à voir vos amis ?

Sanders se détourna de ce regard calme.

— C’est trop difficile à expliquer. Il se demanda s’il allait se confier à elle, puis avec un effort, se reprit. Il se redressa, toucha sa main. Écoutez, demain nous essaierons de louer une voiture ou un bateau. Si nous partageons les frais, nous pourrons rester plus longtemps à Mont Royal.

— Je serais très heureuse de venir avec vous. Mais ne croyez-vous pas que cela puisse être dangereux ?

— Pas pour l’instant. Quoi que pense la police, je suis sûr qu’il ne s’agit pas d’une maladie à virus. Il tâta l’émeraude sur la bague dorée au doigt de Louise. À ma manière, je suis plus ou moins un spécialiste en la matière.

— J’en suis persuadée, docteur, répondit calmement Louise sans bouger la main. J’ai parlé un peu au steward du bateau cet après-midi. Et elle ajouta : La cuisinière de ma tante est une des malades de votre léproserie.

— Louise, ce n’est pas ma léproserie, dit Sanders après un instant d’hésitation. Ne croyez pas qu’il y ait là un engagement de ma part. Comme vous le dites, nous pouvons peut-être choisir nettement à présent.

Ils avaient fini leur café. Sanders se leva et prit le bras de Louise. Sa ressemblance avec Suzanne faisait peut-être qu’il semblait comprendre ses mouvements quand ses hanches et ses épaules touchaient les siennes, comme s’il retrouvait une intimité familière. Louise évita ses yeux, mais son corps resta proche du sien pendant qu’ils avançaient entre les tables.

Ils arrivèrent dans le hall vide. L’employé était endormi, la tête appuyée contre le petit standard téléphonique. À leur gauche les baguettes de cuivre de l’escalier luisaient dans la lumière humide, les molles frondes des palmiers en pot traînaient sur les marches de marbre usées. Tenant toujours le bras de Louise, Sanders traversa vivement l’entrée. À l’ombre de l’arcade, il aperçut les souliers et le pantalon d’un homme appuyé contre une colonne.

— Il est trop tard pour sortir, dit Louise.

Sanders baissa les yeux sur elle, conscient que pour une fois l’inertie des conventions sexuelles et sa propre répugnance à s’engager avec d’autres dans des rapports intimes avaient disparu. En outre, il sentait que cette dernière journée passée à Port Matarre, l’atmosphère ambivalente de la ville déserte, les plaçaient en quelque sorte sur un pivot sous les ombres sombres et claires de l’équinoxe. En ces instants d’équilibre tout acte était possible.

Quand ils atteignirent la porte, Louise retira sa main et entra dans la chambre sombre. Sanders la suivit et ferma la porte. Louise se tourna vers lui et la pâle lumière de l’enseigne au néon au-dessous d’eux illumina un côté de son visage et sa bouche. Comme leurs mains s’effleuraient, Sanders fit tomber ses lunettes à terre, puis il la prit dans ses bras, se libérant pour un instant de Suzanne Clair et de la sombre image de son visage flottant comme une faible lampe devant ses yeux.

Un peu après minuit, Sanders dormait en travers de l’oreiller sur son lit. Il s’éveilla quand Louise toucha son épaule.

— Louise, qu’y a-t-il ? Il entoura sa taille de son bras mais elle se dégagea.

— La fenêtre. Allez à la fenêtre et regardez au sud-est.

— Quoi ? Sanders contempla son visage sérieux. Elle lui fit signe d’aller dans le clair de lune de l’autre côté de la chambre. Bien sûr, Louise.

Elle attendit près du lit tandis qu’il marchait sur le tapis fané, ouvrait les panneaux grillagés. Il leva les yeux vers un ciel plein d’étoiles, vit les constellations d’Orion et du Taureau. Une immense étoile passait devant elles, émettant une énorme couronne de lumière qui éclipsait sur son passage les étoiles de moindre grandeur. Tout d’abord, Sanders ne reconnut pas en elle le satellite Écho. Sa luminosité était dix fois plus forte qu’auparavant, transformant le petit point de lumière qui avait sillonné le ciel nocturne si fidèlement pendant tant d’années en un astre brillant dont l’éclat ne le cédait qu’à celui de la Lune. Il devait être visible dans toute l’Afrique, de la côte libérienne aux rives de la mer Rouge, vaste lanterne aérienne embrasée de la même lumière qu’il avait vue dans les fleurs de pierre précieuse cet après-midi-là.

Il se dit sans y croire que le ballon éclatait peut-être, se désintégrait, formait un nuage d’aluminium, gigantesque miroir. Il observa le satellite jusqu’au moment où il s’enfonça au sud-est. Quand il disparut, la sombre voûte de la jungle scintilla de milliers de points de lumière. À côté du Dr Sanders, le corps blanc de Louise étincelait dans une gaine de diamants et la sombre surface du fleuve au-dessous d’eux luisait, pailletée comme le dos d’un serpent endormi.

III. Le mulâtre sur les passerelles

Dans l’obscurité, les colonnes usées des arcades s’éloignaient vers les limites est de la ville comme de pâles fantômes, surmontés de la silencieuse voûte de la forêt. Sanders sortit de l’hôtel et laissa l’air jouer sur son costume froissé. La faible odeur du parfum de Louise s’attardait sur son visage et ses mains. Il descendit dans la rue et leva les yeux vers sa fenêtre. Troublé par l’image du satellite qui avait traversé la nuit comme un fanal d’alarme, Sanders avait quitté l’étroite chambre d’hôtel à haut plafond et décidé d’aller se promener. Comme il longeait l’arcade en direction du fleuve, passant de temps à autre à côté de la forme recroquevillée d’un indigène endormi dans un rouleau de papier gaufré, il pensait à Louise avec son sourire bref, ses mains nerveuses, ses lunettes de soleil obsessionnelles. Pour la première fois il se sentit convaincu de la complète réalité de Port Matarre. Déjà ses souvenirs de la léproserie et de Suzanne Clair s’estompaient. Son voyage à Port Matarre avait plus ou moins perdu son objet. Il eût été plus sensé de repartir avec Louise à Fort Isabelle et de tenter de refaire sa vie là-bas en s’appuyant sur elle plutôt que sur Suzanne.

Pourtant le besoin de trouver Suzanne Clair dont la présence distante planait au-dessus de la jungle vers Mont Royal comme une planète maléfique demeurait.

Et il sentait que Louise aussi avait d’autres préoccupations. Elle lui avait un peu parlé de l’instabilité de sa vie, une enfance dans une des communautés françaises du Congo, par la suite quelques humiliations pendant la révolte contre le gouvernement central après l’indépendance, quand elle avait été faite prisonnière avec quelques autres journalistes par la gendarmerie mutinée dans la province rebelle du Katanga. Pour Louise, comme pour lui-même, Port Matarre avec sa lumière vaine était une zone neutre, une région de calme plat sur l’équateur africain vers laquelle ils avaient été tous deux attirés. Cependant, rien de ce qu’ils pourraient faire ici, ensemble, ou avec d’autres, n’aurait nécessairement une valeur durable.

Au bout de la rue, en face des lumières de la préfecture de police à moitié vide, Sanders tourna à droite le long du fleuve et se dirigea vers le marché indigène. Le bateau était parti pour Libreville et les principaux quais étaient déserts, on ne voyait que les coques grises de quatre péniches de débarquement liées deux à deux. Au-dessous du marché se trouvait le port indigène, un labyrinthe de petites jetées et de passerelles. Cet étrange bidonville qui avait poussé sur l’eau était fait de quelque deux cents bateaux et radeaux et était occupé la nuit par les marchands des échoppes du marché. Quelques feux brûlaient dans des poêles à pétrole près des gouvernails, éclairant les couchettes sous les toits de rotin. Un ou deux hommes étaient assis sur les passerelles au-dessus des bateaux et jouaient aux dés, à l’extrémité de la première jetée, mais à part cela le cantonnement flottant était silencieux, et la nuit éclipsait son chargement de joyaux.