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Doffre contourna l’arbre prudemment, puis stoppa net face à la table basse sur laquelle il saisit un vase en porcelaine rose, rapporté d’un voyage en Chine, et dont il ne se séparait jamais. Sans plus bouger, l’objet sur les genoux, il s’abandonna à de lointaines pensées, puis s’approcha de la cheminée où crépitaient de hautes flammes rouges. Des bouffées ardentes vinrent lui caresser les pommettes. Il se sentait bien.

À sa gauche, posées sur un fauteuil, des centaines de feuilles et de fiches cartonnées, enserrées dans des pochettes colorées.

Un dossier, classé secret d’État.

Celui du Bourreau 125. Les secrets de son histoire. Et ceux de son esprit.

Arthur Doffre s’empara d’une pochette bleue à élastiques, l’ouvrit, et baissa lentement les yeux. Il connaissait le moindre cliché par cœur. L’expression d’agonie des visages. Les stries des liens tailladant la peau. La chevelure blonde des femmes s’engouffrant dans leur bouche hurlante. Les numéros, tatoués à l’encre noire sur les crânes de leurs enfants épargnés. 101703… 101005… 98784… 98101… 98067… 97878… 97656… Le mystère des nombres, jamais résolu.

Doffre termina par le cliché du Bourreau, étranglé au bout de sa corde.

Les poils de son avant-bras gauche se hérissèrent, il en perçut chaque infime vibration. Il lui arrivait rarement de frissonner, mais, à chaque fois que ça se produisait, c’était comme si on lui plantait des épines dans le dos.

Quand il sortit de ses pensées, il vit sa main crispée sur le bras du fauteuil roulant.

Soudain, ses doigts se durcirent. Arthrite. Et elle serait fulgurante, selon l’annonce de son médecin.

Il porta sa paume devant son regard et serra le poing de toutes ses forces, les phalanges rétractées comme les serres d’un aigle. La douleur était atroce, mais il la supporta. La maladie ne l’abattrait pas. Pas lui.

Le vieil homme desserra un peu le nœud de sa cravate, sur son front perlaient des gouttelettes de sueur. Il rangea soigneusement les clichés, puis appela :

— Adeline, mon abricot ! Viens me rejoindre, s’il te plaît !

Dans sa chambre, Adeline boutonnait son gilet de laine au ras du cou. Elle avait allumé un feu de cheminée dès leur arrivée, dans la nuit, mais réchauffer un tel volume allait bien demander la journée.

Elle jeta un œil par la fenêtre. A l’extérieur, rien d’autre qu’une violence blanche par-devant les troncs démesurés. Magnifique… et déprimant…

Avant de rejoindre Doffre, elle voulut vérifier sur son portable que Saint-Osier n’avait pas laissé de message. Pas de réseau ! Forcément, si loin du monde !

— Bah, et puis zut ! grogna-t-elle.

Elle lança le téléphone sur le lit. Pourquoi se soucier de Saint-Osier, et des messages d’insultes qu’il lui enverrait ? Ce gros con l’éjecterait à coup sûr, dès son retour. Tant pis, ou plutôt tant mieux. Elle aurait gagné suffisamment d’argent pour enfin plaquer cette agence minable et se lancer dans une aventure plus respectable. Son institut de beauté…

Elle fourra dans une armoire le kimono rouge que son riche client venait de lui offrir. Elle détestait le rouge, à vomir. « Traumatisme d’enfance », disaient les médecins.

Puis elle plaça le bon au porteur au fond de sa valise, quelle posa au-dessus de l’armoire. À ce rythme-là, dans un mois, elle serait riche.

Juste avant de sortir, son regard s’attarda sur la malle, casée dans l’angle de la pièce, qu’elle avait eu tant de mal à transporter de la voiture au chalet. L’ouverture était barrée d’un énorme cadenas en U, l’une de ces protections codées à cinq chiffres dont on se sert pour bloquer les roues des motos. Peut- être Doffre entreposait-il là, entre autres, tous ses bons au porteur ? « Drôlement prudent, le vieil homme », songea-t-elle en franchissant la porte.

Elle s’avança dans l’étroit corridor.

— Tu as froid, mon abricot ?

Elle sursauta et fit volte-face.

— Un peu, oui. Vous… Tu… Tu veux que je passe d’autres vêtements ? Une robe courte…

Il l’interrompit d’un signe tranchant.

— C’est comme ça que j’aime les femmes, celles qui suggèrent plus qu’elles ne dévoilent. C’est l’une des raisons pour lesquelles je t’ai choisie. Promets-moi de ne rien changer, et de te comporter ici comme tu le ferais chez toi.

Adeline acquiesça.

— Tu veux peut-être manger un morceau ? demanda-t-elle sans vraiment trouver la juste répartie.

— Il paraît que tu es une excellente cuisinière. Prépare-moi un bon déjeuner. La nourriture est stockée dans l’arrière-cuisine. Tu décides du repas, mais évite la viande saignante, j’ai horreur de ça.

Après lui avoir caressé les cheveux, il recula vers la chambre des Miller, située en face, en ne cessant de la fixer de ses yeux noirs. Claquement de porte, bruit de serrure.

Adeline resta un temps interloquée. Drôle de manière de se comporter, pour un type de sa classe, mais bon, elle avait l’habitude. Lunatiques, capricieux, grincheux, son pain quotidien…

En remontant le couloir, elle plissa le nez. Ces affreuses odeurs d’antiseptiques ! Elle voulut ouvrir une porte latérale, pour voir d’où elles provenaient, mais n’y parvint pas. Fermée à clé…

Le salon, à présent. Quel silence ! Dire qu’elle n’avait même pas pensé à emporter un lecteur de CD. Trente ans, seule avec un vieux paraplégique à cinq cents kilomètres de chez elle. La maison de retraite de sa grand-mère, à côté de ça, c’était le carnaval…

Elle remit une bûche dans la cheminée et s’attarda devant la flambée, les mains ouvertes en regard des flammes. Un mois… Un mois à aller chercher des bûches, allumer des feux, mitonner les repas, satisfaire les caprices de son client… ça risquait de faire long. Heureusement, il n’avait pas trop l’air menottes et cravache, celui-là, handicapé jusqu’à l’os. Quoique… Elle avait quand même embarqué le matériel. Deux paires de bracelets en acier, et le petit nécessaire du plaisir nuptial. Après tout, il était de son devoir de répondre à ce genre d’exigences.

Elle leva un peu la tête, son regard s’appesantit sur le fusil, accroché au-dessus de la cheminée. Un Weatherby Mark. Elle s’en approcha et glissa son index sur le canon. Une poudre noire se déposa sur le bout de son doigt, elle la porta sous son nez et renifla. L’arme avait servi récemment. Curieux, estimat-elle, car il s’agissait d’un équipement lourd, avec lunette de visée, conçu spécialement pour chasser l’éléphant ou le rhinocéros, et capable de percer un mur de parpaings. Il existait de si gros animaux, dans la région ? En tout cas, les précédents locataires devaient être des chasseurs.

La jeune femme se frotta les doigts, détournant son regard du fusil, essayant de chasser cette odeur de poudre.

D’un coup, sa respiration se fit sifflante, ses bronches se rétractèrent. La brusque sensation de respirer avec une paille. Adeline piocha en catastrophe l’inhalateur dans la poche de son gilet et envoya une bruyante expiration au fond de sa gorge. Bronchodilatation. Délivrance. Elle jeta un œil derrière elle et dissimula rapidement le petit objet en plastique.

En se dirigeant vers la cuisine, elle s’attarda devant la porte d’entrée. Elle se souvenait de son épaisseur ahurissante, à leur arrivée. Tout juste si elle avait réussi à la pousser ! Un gros verrou en barrait le chambranle. Le vieux avait fermé à clé. Pourquoi tous ces verrous, même en travers des fenêtres, dans les chambres ? La peur des vols ? Pourtant, venir ici pour un cambriolage, il fallait le vouloir ! Ceci dit… Avec tous ces bons au porteur…

Adeline n’était pas rassurée. Finalement, personne ne savait précisément où elle se trouvait. Pourquoi avait-elle fait confiance à un homme qu’elle connaissait si peu ? Parce qu’il était handicapé et, à première vue, inoffensif ? « Un incroyable don pour t’embarquer dans les coups fourrés », songea-t-elle avec regret.