— Juste une question… Qu’est-ce qu’il fait ici, en pleine Forêt-Noire ? l’interrogea David.
— Vous n’allez pas tarder à comprendre…
Doffre signifia à Cathy de replacer Grin’ch dans l’enclos. Clara protesta un temps, puis ils firent demi-tour dans le couloir.
— Désolé pour ces odeurs désagréables, mais nous n’avons pas réellement eu le temps d’aérer, expliqua le vieil homme en déverrouillant une autre porte. Et nos prédécesseurs ne se sont pas vraiment occupés de notre confort.
— Qu’est-ce qu’ils ont bien pu faire avec ces antiseptiques ? fit David.
— Calliphora vicina, Hydrotaea pilipes sont des termes qui vous inspirent ?
— Des mouches, me semble-t-il…
— Très bien ! Les propriétaires de cet endroit sont des entomologistes…
— Des ento quoi ? questionna Cathy.
— Des entomologistes. Des spécialistes des insectes, expliqua David.
Les gonds grincèrent légèrement.
Cathy eut un mouvement de recul, tant les odeurs lui fouettaient les narines.
Puis ils pénétrèrent dans la pièce, juste derrière Doffre, qui allumait la lumière.
La jeune femme n’en crut pas ses yeux.
Partout, des mouches. Des centaines de mouches d’un vert luminescent, grosses comme des billes en porcelaine, plantées par des aiguilles sur du contreplaqué. Mêlés à ce vert organique, des rouges rubis, des bleus améthyste, sur des ailes de papillons. Puis l’ambre des flacons d’antiseptiques, et des transparences, celles des loupes, des lentilles de microscopes, des objectifs photographiques.
Un laboratoire. Ils venaient de mettre les pieds dans un laboratoire.
Elle se retourna vers David, qui tenait Clara par la main. Ils restèrent là un temps, sans rien dire, elle légèrement écœurée, lui intrigué, avant que Doffre n’annonce :
— David, voici l’endroit où vous passerez le plus clair de votre temps. Et, prêts à être utilisés, vos outils…
Il désignait une machine à écrire et deux ramettes de papier, au milieu des scalpels, des larves desséchées, des tissus cellulaires conservés entre des lamelles. L’ampoule, juste au-dessus, diffusait une faible lumière.
— Ici ? tressaillit Cathy.
— Une machine à écrire ? hallucina David. Mais comment voulez-vous ? J’ai l’habitude de corriger, de revenir en arrière ! Je ne sais pas utiliser cette chose ! Je vais perdre un temps fou !
Doffre agita lentement la tête.
— Non, non… Les lettres ont une force, elles ne doivent pas être posées au hasard. Vous en aurez ainsi conscience à chaque fois que vous enfoncerez ces touches… Je suis persuadé que votre texte n’en sera que meilleur. Et puis les ratures, ce n’est pas réellement un problème… Ce qui compte, c’est l’intrigue. Vous ne croyez pas ?
— Si, si… Bien sûr.
Doffre fit à nouveau couiner le moteur de son fauteuil, s’orientant cette fois vers un large drap noir, accroché devant la fenêtre, au fond du laboratoire. À sa droite, sur une étagère, une boîte de cartouches.
— Je vous parlais d’un endroit d’ambiance, David, vous vous rappelez ? Un endroit qui stimulerait au mieux votre imagination. Un lieu permettant d’obtenir le meilleur de vous-même… Approchez, je vous en prie…
David sentit les doigts moites de Cathy se glisser dans la paume de sa main. Clara était repartie dans le couloir, seule, profitant de l’inattention de ses parents.
— Je… Je me rappelle, répondit David en s’avançant, Cathy serrée contre lui.
— Qu’est-ce qu’il nous fait, là ? chuchota-t-elle à son oreille. Tu étais au courant pour le labo ?
Il secoua discrètement la tête.
Doffre empoigna le drap.
— Pour dire la vérité, vous ne vous trouvez pas réellement dans un chalet, confia-t-il.
— Vous pouvez préciser ?
— Monsieur, madame Miller, je vous présente la Toten-Bauernhof… La ferme des morts…
Et il tira le drap d’un geste sec.
Instantanément, le visage de David se plissa de dégoût.
Cathy eut un haut-le-cœur.
Là-bas, entre les sapins, dans l’obscurité du soleil couchant…
Jamais, de toute sa vie, la jeune femme n’avait vu pareille horreur.
9.
Tout se mit à tourner. Cathy eut tout juste le temps d’atteindre le lavabo des toilettes pour y vomir un filet de bile.
Resté dans le laboratoire, David fusillait Doffre du regard. Il explosa :
— Mon Dieu ! Mais à quoi jouez-vous ? Vous… Vous êtes malade ou quoi ?
— La science, répondit Doffre. La science. Et c’est la nature elle-même qui a créé ces monstruosités. Pas l’homme…
Dehors, éclairées par les tout derniers rayons, six carcasses de porcs, suspendues par le train arrière à deux mètres au-dessus du sol, présentant différents degrés de décomposition. Certaines, juste entamées par la putréfaction. D’autres en lambeaux, décharnées, percées par leurs propres os. Recouvertes de colliers blancs d’œufs et de pupes.
Une nécropole suspendue.
Cathy rentra à nouveau dans la pièce, livide.
— Mais… mais à quoi ça rime ? Vous… Vous êtes ignoble !
Doffre se tassa un peu sur lui-même.
Elle agrippa son mari, les traits déformés.
— On… On fiche le camp d’ici ! Tout de suite ! Co… Comment peut-on…
— Je suis sincèrement navré, fit Doffre. Je ne pensais pas que cela vous mettrait dans un état pareil. Il s’agit uniquement d’un programme scientifique, dont le seul but est de sauver des vies… Des vies humaines…
— Peu importe ! intervint David. Vous auriez dû nous prévenir ! Ce n’est pas le genre de spectacle que n’importe qui peut supporter ! Vous comprenez ça ?
Doffre essaya de remettre le drap, mais n’y parvint pas. Il finit par l’abandonner sur le sol.
— Mais ni votre épouse, ni votre fille n’auront à le supporter ! Ils ne sont visibles que depuis ce laboratoire, ma chambre et une autre chambre vide, juste à côté. Je voulais simplement vous mettre au courant, voilà tout !
Il fixa Cathy.
— Je vous avoue que j’ai eu peur que vous refusiez de venir, à cause de ce détail… Mais… Je vous en prie, excusez-moi…
— Un détail, oui !
David voulut enlacer Cathy pour tenter de la rassurer, mais elle le repoussa, hors d’elle, avant de disparaître dans le couloir.
— Clara ! Clara !
David se retourna alors vers le vieil homme :
— Expliquez-moi ! Je ne comprends pas !
— L’entomologie forensique, David ! Huit escouades successives d’insectes, qui se relaient sur les carcasses suivant le degré de décomposition des chairs. L’influence des températures, de l’humidité, de la flore avoisinante, sur la rapidité de la putréfaction ! Un moyen imparable de dater le jour et l’heure de décès d’un cadavre !
— Je sais tout ça ! Mais je ne pensais pas qu’on… étudiait ça sur des porcs ! Qu’on les exposait de cette manière, volontairement, à l’air libre !
— Justement, ce ne sont que des porcs ! Vous savez que la même chose existe, dans le Tennessee. Sauf qu’il s’agit… d’êtres humains, dont le corps a été légué à la science… Abandonnés aux carnages du temps, à la chaleur, aux nécrophages… Exposés par dizaines sur des planches de bois, au cœur d’une ferme, comme ici… Disons que, en ce qui nous concerne, il s’agit d’une version allégée… Mais tout aussi passionnante…
Doffre s’approcha et vint lui attraper le bras.
— J’ai besoin de vos écrits, David. Inventez-moi une histoire… Ne m’abandonnez pas maintenant… Ce… Cet environnement doit vous inspirer ! Dites-moi que je ne me suis pas trompé en vous faisant confiance ! Dites-le-moi ! David !
Il semblait maintenant abattu et faisait presque pitié à voir, dans son costume immaculé, avec ses jambes atrophiées et sa prothèse droite gantée, qui amplifiait son handicap plus qu’elle ne le dissimulait.