David jeta encore un regard vers l’extérieur. Des entomologistes… Sauver des vies… Un lieu d’ambiance… Doffre avait cru bien faire…
— Cathy risque d’être très difficile à convaincre, murmura-t-il.
— Je sais, je sais ! Mais elle comprendra, j’en suis certain ! Et puis, vous n’allez pas repartir ce soir ? La neige, la nuit. Les routes sont probablement verglacées, ce serait de la folie ! Faites qu’elle accepte, je vous en prie… Pensez avant tout à l’argent…
David entendit des clameurs, dans le salon. Des voix de femmes. Ça chauffait…
— Je vais essayer, dit-il finalement. Mais, s’il vous plaît, ne nous faites plus une surprise comme celle-là. Parce qu’à mon avis, ce serait la dernière…
IO.
La ferme des morts. Rien que le nom faisait frissonner Cathy. Seule devant la fenêtre de sa chambre, elle se pelotonna sous son pull. Après le dîner, elle avait pris prétexte de sa fatigue pour s’éclipser rapidement, espérant que David la suivrait. Une heure déjà qu’elle l’attendait.
Une nuit d’un noir intense drapait la forêt. Elle se frotta vigoureusement les mains. Le radiateur électrique peinait à réchauffer la pièce, et cette Adeline n’avait pas rentré assez de bois pour la nuit. Bien évidemment, personne n’avait osé aller jusqu’à l’abri, à l’arrière de la ferme. Les lynx, chasseurs nocturnes… La Forêt-Noire portait bien son nom, finalement.
Elle s’était persuadée d’avoir fait le bon choix, en restant. Repartir, avec une météo pareille et une telle obscurité, aurait été du suicide. Et puis, briser le rêve de son mari, à cause de ce programme entomologique… Finalement, David avait raison. Ces porcs expliquaient l’isolement du chalet, et l’absence complète de civilisation, des kilomètres à la ronde. Il suffisait juste d’oublier les charognes. Pas facile…
— Déjà ? fit-elle quand David franchit le pas-de-porte.
Elle jeta un bref regard au-dessus de l’armoire en pin, où elle avait soigneusement caché la boîte d’Exacyl, plaquée contre le mur du fond.
— Franchement, tu aurais pu faire un effort, pour le dîner. C’était vraiment limite de te barrer comme ça… Bon, je suis juste passé te dire bonne nuit, Arthur veut me voir dans dix minutes, dans le laboratoire. Je pense que nous allons enfin discuter du roman.
Il ôta la tétine des lèvres de Clara, qui dormait à poings fermés dans le lit à barreaux.
— Il ne faut pas m’en vouloir, lui dit Cathy d’une voix plus douce. Je n’ai pas emporté mes Lexomil, histoire de me sevrer, mais là… Je suis plutôt stressée. Demain, ça ira mieux. Le temps de m’habituer à cet endroit et à ce couple bizarre…
— Pourquoi bizarre ? Il arrive souvent que des types fortunés se paient une escort girl pour les accompagner dans leurs voyages. Même des hommes mariés, pour tout te dire !
— Je me doute ! Je ne parlais pas du couple en lui-même… Mais par exemple, Lèvres de feu, qui n’a pas arrêté de dévisager notre fille du coin de l’œil, et qui n’a pas dit un mot de la soirée… Qui est-elle ? Où habite-t-elle ? On l’ignore, en fin de compte. Parfois elle vouvoie, l’instant d’après, elle tutoie. Agréable, puis d’un seul coup super sèche… J’ignore où Doffre est allé la chercher, mais, premièrement, elle doit avoir un problème sérieux avec les enfants, et deuxièmement, elle ne m’inspire pas.
— Les femmes qui se trouvent dans la même pièce que moi t’inspirent rarement. Je l’ai trouvée très simple, très accessible.
— Accessible, bien sûr… Ouverte, tant que tu y es ? Qu’est-ce que t’attends ?
— Je t’en prie… Arrête…
— En tout cas, à voir sa tête, il avait certainement oublié de la prévenir pour les carcasses, elle aussi !
Elle avança au fond de la pièce.
— Alors comme ça, c’est toi qui vas dénombrer, chaque jour, les larves sur ces charognes ? C’était pas prévu au programme ! Et puis, en plus d’être répugnant, c’est hyper passionnant ! Tu vas me dire, ça ne te changera pas beaucoup.
— Qui le fera ? Toi ? Adeline ? Christian, qui repart demain ? Doffre a pu obtenir la ferme parce qu’il finance ces recherches, et il avait juste besoin d’une main experte pour effectuer les relevés. Je suis cette main experte ! Ça explique peut-être en partie pourquoi il m’a choisi, moi. Un spécialiste de la mort, qui, en plus, écrit… Et puis, je trouve ça plutôt honorable de sa part de mettre de l’argent là-dedans. C’est sérieux, tu sais. Ça peut vraiment contribuer à faire progresser la criminologie.
— Oui, oui, bien sûr, mais…
— Ne pense plus aux porcs. Ils sont de l’autre côté, enfoncés entre les arbres. Ni toi, ni Clara ne les verrez. Et, avec le froid qu’il fait, vous ne sentirez aucune odeur.
Elle croisa les bras.
— J’ai accepté de venir ici pour toi, pour que nos rapports s’améliorent. Je pensais que quitter ton environnement morbide te ferait le plus grand bien… Et, finalement…
Elle se retourna et lui embrassa le bout du nez.
— En tout cas, j’espère que tu prendras le temps de t’occuper de ta fille et de ton épouse, et de respirer autre chose que de la matière en décomposition.
David acquiesça, un œil sur sa montre.
— Promis, ma muse. Je… Je vais y aller, il m’attend…
— N’oublie pas que si tu ne tiens pas ta promesse…
— Alors mes dents tomberont et des poils pousseront sur ma langue.
Elle l’agrippa, juste avant qu’il franchisse le seuil, le tira à l’intérieur et chuchota :
— Ne traîne pas trop, il est minuit passé. J’ai besoin de toi, ce soir… C’est important pour moi. Je t’attendrai, OK ?
Il posa un baiser sur ses lèvres.
— Je ne traînerai pas.
— Et, s’il te plaît, demande-lui s’il a la clé de la porte. Je me vois mal dormir sans verrouiller.
— Tu as peur qu’il te saute dessus ? lui répondit-il dans un sourire.
David remonta le couloir. Malgré le tapis rouge, le plancher craquait sous ses pas. Avant de pénétrer dans le laboratoire, il jeta un œil dans le salon.
— Bonne soirée… dit-il en agitant les doigts.
Adeline était assise en tailleur face à la cheminée. Elle portait un kimono en soie noire, serré à la taille par une ceinture grenat. Elle tourna lentement la tête vers cette voix apaisante.
— Oui, bonsoir…
— Où est Christian ?
— Il est allé se coucher. Demain, il repart tôt…
David se mit à parler plus bas.
— Ces anecdotes d’insectes et de carcasses de porcs ne vous ont pas trop effrayée, j’espère ? Désolé pour ce sujet de conversation un peu… particulier, que nous avons eu à table…
— Vous savez, j’ai l’habitude… Et les échanges sont parfois bien plus curieux que ça…
— Arthur ne vous avait pas prévenue non plus pour la nécropole, n’est-ce pas ?
— Pas avant d’arriver ici… Un peu comme vous… La bonne surprise de l’endroit !
Elle fixa le chêne un instant.
— Vous voulez venir près du feu ? C’est très agréable.
— Désolé, mais je dois y aller… Arthur m’attend… Bonne nuit…
— À demain… répondit-elle.
Doffre patientait dans le laboratoire. Dans sa main, deux dés qu’il lançait contre les rebords d’un cadre vide. De profil, sa prothèse droite luisait, noblement posée sur l’accoudoir de son fauteuil. Avec les jeux d’ombres, ses jambes semblaient tranchées, aussi nettement qu’elles auraient pu l’être avec une scie.
Le maître des lieux s’adressa à David :
— Si vous deviez associer une fleur à la mort, laquelle choisiriez-vous ? Répondez sans réfléchir, s’il vous plaît.
— L’arum, fit David en s’approchant.
— Une couleur, qui vous suggère, elle aussi, la mort ?
— Le vert.
— Et pour finir, un outil.
— La scie électrique, répliqua David du tac au tac.