Doffre fouilla dans sa poche et en sortit un papier plié, qu’il tendit devant lui.
— Et à votre avis, que répondent en général les gens à ces questions ?
— Je dirais… le chrysanthème… le noir et… la faucille ?
Doffre approuva d’un hochement de tête.
— Presque cent pour cent, oui. Parfois la pelle, à la place de la faucille, la rose ou la tulipe noires à la place du chrysanthème. Et pourquoi vos réponses sont-elles si différentes ?
David inclina la tête, songeur.
— J’ai dû faire une association inconsciente avec mon métier, avec ce que je rencontre tous les jours. L’arum, qui sent l’ammoniac, l’odeur des cadavres qui se décomposent. Le vert pour la tache verte abdominale, premier signe de la putréfaction qui apparaît en fosse iliaque droite. Par contre, concernant la scie électrique… je ne sais pas trop, c’est la première image qui m’est venue… L’instrument du légiste pour la découpe du crâne, peut-être.
Doffre eut un geste pour inciter David à déplier le papier.
— Arum, vert, scie ! Comment avez-vous fait ?… OK ! J’ai saisi ! Vous cachez plusieurs feuilles dans votre poche, avec différentes combinaisons !
— Judicieux, mais absolument pas. Vous pouvez vérifier.
— Mais j’aurais très bien pu dire… bistouri, marteau, hache, ou bleu, la couleur des lividités !
— Pourtant, vous ne l’avez pas fait. L’influence, mon cher ami, l’influence !
— C’est-à-dire ?
— Quelle est la couleur dominante de cette pièce ? Le vert. Le vert de toutes ces mouches. Quand vous êtes entré, la prothèse de mon bras se trouvait volontairement tournée vers vous, bien luisante. Membre coupé, scie électrique, vous voyez le rapprochement ? Quant à l’arum, une évidence, vous l’avez dit vous-même. Cette odeur que vous respirez chaque jour, comparable à celle qui flotte à proximité des porcs. L’ammoniac.
David n’eut pour toute réponse qu’un silence d’admiration.
— Et qu’en déduisez-vous ? finit-il par demander.
Le sexagénaire fit rouler les dés au creux de sa paume. David fronça les sourcils, les faces ne comportaient que des six.
— L’influence, répéta Doffre en empochant ses cubes blancs. Tout est une question de point de vue, et d’influence.
David s’empara du cadre d’une photographie, posé à gauche d’un crâne animal. Pris de loin, un colosse barbu, pull moisi, grosses bottes en caoutchouc, masque chirurgical sur le visage, planté au milieu des suidés aux poitrails ouverts. Un entomologiste au travail.
— Bon ! Le Bourreau, à présent ! proposa Doffre. Attaquons-nous au Bourreau, et à ses motivations secrètes !
— Ses motivations secrètes ? Elles sont aujourd’hui précisément connues par les analystes comportementaux, les psychiatres, les psychologues et les policiers ! Et même par n’importe quel lecteur lambda ! Idem pour son rituel, la manière dont il… contraignait ces pauvres femmes à accomplir l’impensable… L’encre a tellement coulé depuis…
— Alors pour vous, le Bourreau ne cache plus de secrets ? Avez-vous étudié sérieusement son histoire ?
— Oui… plus que de raison.
— Certainement pas autant que moi. Voilà plus d’un quart de siècle que je m’acharne sur son cas, comme…
Il rétracta ses doigts devant son visage.
— … une maladie, qui me gangrène. Avez-vous, par exemple, compris pourquoi il n’avait pas commis le huitième massacre, censé clore la série ? Pourquoi s’être donné la mort la veille de la date fatidique ?
— Passé de suicidaire, frustrations, tendances schizophréniques. Il se sentait prisonnier de son délire, incapable d’assouvir ses pulsions, même dans les actes de réification ou de mise à mort, devenus insuffisants. En s’ôtant la vie, il s’est délivré.
— Verbiage de bouquins ! Connaissez-vous un autre tueur en série qui ait essayé de se suicider ?
— John Wayne Glover et David Birnie, par exemple.
— Vous citez là les exceptions…
— Le Bourreau en était une.
Doffre expira bruyamment par les narines, comme subitement exaspéré.
— Parlez-moi donc de la signification de ces nombres, qu’il tatouait à l’encre noire sur les crânes des enfants épargnés. 101703… 101005… 98784…
— Vous savez parfaitement que personne n’a jamais compris. Il a emporté ce mystère dans sa tombe…
David marqua une pause, avant de poursuivre :
— Dans la voiture… vous m’aviez dit que notre séjour tournerait autour du mystère des nombres… Auriez-vous été meilleur que les mathématiciens qui se sont penchés sur le problème ?
— Oh non, malheureusement ! Mais… le mystère de ces chiffres n’est pourtant pas complètement enterré. Car ces enfants tatoués, ils existent, aujourd’hui. Ils portent sur eux les stigmates du criminel. Ils ont assisté à l’exécution de leurs parents. Certes, ils n’avaient que deux ou trois ans, mais ce tatouage, c’est comme si… comment dire… le Bourreau vivait encore, par leur intermédiaire. Le nom de Frédéric Brassart vous dit-il quelque chose ?
— Brassart ? L’ouvrier qui a assassiné sa femme et son fils d’une balle dans la tête, avant de se supprimer ?
— Exactement. C’était l’un des sept. Le fils des Potier, la troisième famille massacrée.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— La pure vérité…
David se recula.
— Mais… Mais ces mômes avaient été placés dans des orphelinats, des familles, certains ont été adoptés ! Comment les avez-vous pistés ? Comment avoir la certitude de leur identité ?
— Quand on s’acharne, et que l’on a les contacts qu’il faut, on finit par trouver… Prenez la fille Böhme, pour ne citer quelle. Elle ignore complètement qui elle est… Moi, je sais… Un lourd, très lourd secret à porter, croyez-moi…
David fit un geste pour marquer son incrédulité.
— Ça paraît fou. J’avoue que j’ai du mal…
— Vous ne me faites pas confiance ? Une réaction toute naturelle, ma foi… Mais vous voyez bien que vous êtes loin de connaître toute la vérité. Maintenant, David, entrons dans le vif du sujet… Vous allez me raconter… non, pas me raconter, mais me faire vivre le dernier massacre du Bourreau. Le double-meurtre de Patricia et Patrick Böhme, en 1979. Il y a presque vingt-sept ans… Glissez-vous dans la peau du Bourreau, des Böhme, faites la caméra, soyez précis, très précis dans votre récit… Surprenez-moi à nouveau, comme l’a fait votre livre.
David s’installa sur un siège de cuir noir. Les sept enfants… Brassart, devenu un meurtrier. Les stigmates du criminel, gravés sur leurs crânes et dans leurs esprits…
— David ?
— Oui, pardon… C’est… C’est un test ?
Doffre tira sur une longue chaînette. La pièce sombra dans les ténèbres. On ne percevait plus que le tic-tac de l’horloge, avec, par-devant, la respiration creuse du vieil homme. Et ces abdomens de mouches, phosphorescents, démoniaques.
— Pas un test, mais plutôt… une mise dans l’ambiance.
— J’ai carte blanche ?
— Carte blanche… Du réalisme, de la précision. Voilà tout ce que je demande…
David eut une pensée pour Cathy, impatiente sous la couette.
Puis ses pupilles se dilatèrent, pareilles à celles des félins. Plus rien n’existait. Hormis le feu roulant de son imagination.
— L’orage craque juste au-dessus de moi, la pluie me trempe jusqu’à l’os. Une pluie froide d’hiver, qui court le long de mon torse et me gonfle d’envie. Ce que je ressens cette nuit, devant la fenêtre de ce pavillon, est unique, inexprimable, comme à chaque fois avant l’acte. Mon sexe me fait mal… Il me la faut, il me la faut ! Des semaines à t’observer. Bientôt, c’est moi que tu vas supplier ! Tu vas gémir ! Je vous possède pour la nuit, toi et ton mari. Et cette fois, ce sera encore mieux que les précédentes. Atteindre la perfection.