David s’orienta à tâtons vers la fenêtre. Il avait les mains moites, sa lucidité s’exacerbait. La scène s’esquissait dans son cerveau, tissée de sang et de hurlements. Ces tonnes de livres dévorés… Ces reportages sur les tueurs en série… Scènes de crime, rituels, carnages… Ses cauchemars récurrents, cette terreur irrespirable.
— Les Böhme sont d’origine allemande. Une famille tranquille, qui vit au bord du Rhin, à proximité d’un village appelé Schœnau, me semble-t-il… L’homme, la femme, l’enfant dorment. Le Bourreau sait que cette maison, en lisière de forêt, n’est pas sous alarme. Des restes de nourriture, des canettes, à proximité, ont prouvé qu’il étudiait ses victimes pendant plusieurs semaines, voire des mois. Il aimait se les approprier du regard, connaître leurs forces et leurs faiblesses, s’imaginer des scénarios. Le Bourreau n’enfile pas de gants, pas besoin. Il s’est raclé les doigts avec du papier de verre, presque jusqu’au sang, pour effacer ses sillons digitaux. Il pénètre en brisant une vitre à l’arrière, étouffant le bruit avec de l’adhésif. Patrick Böhme est svelte et bel homme. Son épouse, Patricia, blonde, mignonne, travaille dans un office du tourisme, à quelques kilomètres de là. Sundhouse, je crois.
— Ne croyez pas. Soyez sûr !
— Les… les Böhme ont une fillette. Un critère décisif dans le choix du Bourreau…
— Quel âge, l’enfant ?
— À peu près deux ans.
Les images qui enflent, les sens gonflés de bruits, d’odeurs. Senteurs de sève et de pommes de pin, mêlées à la puanteur bien présente des antiseptiques. La maison des Böhme, vingt-sept ans plus tôt… La forêt… L’orage…
Le Bourreau monte l’escalier le plus doucement possible. Sur son dos, un sac. À l’intérieur, une bougie, une balance de
Roberval, une plume de Maât, des instruments tranchants. Ciseaux, scalpels, tenailles. Des menottes, des cordes. Un Smith &We…
— Quel type de corde ? La précision des chiffres, s’il vous plaît ! Corde blanche, neuf millimètres. Un Smith & Wesson calibre quarante-quatre, six coups.
Des froissements de cuir témoignaient de l’agitation de Doffre.
— Je… Excusez-moi…
— Continuez, et tâchez d’être meilleur !
« Corde neuf millimètres ? Comment savoir ? » Brève déconcentration, avant d’être de nouveau happé par le récit.
— Je… Je me dirige vers la chambre de l’enfant, je la sors délicatement de son lit. Je ne veux pas la réveiller. Elle inspire, palpite, mais sombre à nouveau lorsque je la plaque contre mon torse. C’est la septième fois que j’agis de la sorte. J’embarque aussi la couverture. On y est. Leur lit. Je vais te transpercer ! On me croise et on m’ignore ? Pas assez intéressant pour toi ? Trop laid ? Mon strabisme te dérange, hein, c’est ça ? À partir de maintenant, je deviens celui qui décide. L’homme le plus important de ta vie. Tu m’appartiens ! Je vais te détruire… Te détruire psychologiquement avant de te broyer physiquement…
David rouvrit les yeux. Éclipse de la pupille sur l’œil. Mâchoires douloureuses. Le tic-tac. Le souffle de Doffre. Son fauteuil qui grince. Des craquements de plancher, incessants. Malgré le froid, de la sueur, grasse et piquante.
— Il sort le revolver de son sac et assène un coup violent sur la tempe de l’homme, avant d’éjecter la femme du lit et de la gifler de toute sa hargne. Les rapports d’autopsie ont révélé, sur l’ensemble des victimes, la présence d’hématomes et de fractures. Il les assommait quasiment, de la seule force de sa main. N’oublions pas que le Bourreau pratiquait la musculation et que…
— L’action uniquement ! brailla Doffre, l’haleine courte. Ensuite ! Ne t’égare pas ! Enchaîne ! Enchaîne !
— D’accord. Il allume la lumière, traîne l’homme par les cheveux et le menotte au pied avant droit du lit. Il attache les poignets de la femme par…
— Les prénoms ! Utilise les prénoms ! Et fais-les bouger ! Ils vivent, se déplacent ! Ton récit est trop statique ! Pense au paratonnerre ! Décharge-toi !
Doffre était de plus en plus agité. Les deux mains à plat sur la fenêtre, David poursuivit l’acrobatie verbale, tentant de contrôler la justesse de ses idées. Mais les ouragans ne se maîtrisent pas.
— Il attache, avec la corde blanche neuf millimètres, les poignets de Patricia par-devant. II… « Si tu hurles, je tue la gosse. Tu essaies de fuir, je tue la gosse. Idem pour toi, connard. On va jouer ! D’accord ? D’accord pour jouer ? Patricia ! Tu vois, je connais ton prénom ! Patricia, fais taire la gosse ! Fais-la taire tout de suite ! » Patricia gémit, des cheveux rentrent dans sa bouche, ses yeux la brûlent. Elle est plaquée contre un mur, blessée, recroquevillée, amoindrie. La destruction psychologique débute. Elle sait qu’elle va mourir. Non, elle ne sait pas ! Elle ne sait pas ! Impossible ! Elle ne peut pas mourir ! Du sang coule sur le front de Patrick, jusqu’à son menton. Il supplie, supplie encore. Il promet de l’argent. Il ne dira rien. « Pitié ! Pitié ! » Patricia se lève, terrorisée. Chaque pas lui arrache des pleurs. Son enfant ! Elle a envie de hurler, hurler à se rompre les cordes vocales. Mais il faut calmer la fillette. C’est un caractère fort, même dans ces moments terribles elle essaie de gérer. « Calme-toi ! Calme-toi mon cœur ! » Elle bascule doucement. « Là, là, calme, calme… C’est bien. Tu reviens ici, près de moi. Prends ton temps, ma puce. Prends tout ton temps. » « Ne nous faites pas de mal ! Ne nous faites pas de mal, s’il vous plaît ! » Le Bourreau ne l’écoute pas. Il ouvre son sac, en sort sa balance de Roberval. Les deux plateaux de cuivre, le balancier, les tiges mobiles, les différentes masses. Un, cinq, dix grammes. Lentement, très lentement, il assemble les éléments, sur le sol, face à Patrick. Puis il sort la plume de Maât et ses différents instruments de torture, qu’il étale devant lui. Patricia s’app…
— Stop ! Stop ! Stop !
La lumière. Doffre claqua son poing sur la table.
— « Il monte sa balance, il sort sa plume, ses outils, gna gna gna… » Et que ressent-il, à ce moment-là ? Il s’agit de son rituel, de l’explosion de ses sens ! La salive qui afflue, le cœur qui lui déchire la poitrine, l’adrénaline, ses poils qui se hérissent ! Et ses victimes ? Comment réagissent-elles ? Tu es pressé d’en finir ou quoi ?
— C’est que…
Doffre reprit son souffle.
— Tu as le sens du récit, c’est évident, mais j’espère que tu seras largement meilleur dans le roman ! Comment veux-tu que je m’évade si tu me récites un baratin qui a déjà été raconté des centaines de fois, et que je connais par cœur ? Saisis l’âme, l’instant, la peur de ces personnages ! Sois différent ! C’est si compliqué ? Je t’ai choisi toi ! Toi, David Miller ! Sois à la hauteur !
— Je le serai. Mais ne me forcez pas la main. Obliger quelqu’un à puiser au fond de sa conscience, pour mieux le connaître… C’était bien le but caché de cet exercice, non ? Je ne suis pas quelqu’un qu’on manipule psychiquement, monsieur Doffre.
— C’est pourtant ce que j’ai fait, avec mes petites questions, quand tu es entré.
— Disons qu’il s’agit plus d’un tour de passe-passe que d’autre chose.
Arthur fit claquer ses ongles sur le bras de son fauteuil.
— Tu croyais que ce séjour serait une partie de plaisir ? N’oublie pas que je paie chaque seconde de ta présence ici. Et chèrement. Donne-moi juste un mois, un mois de ta vie, à cent pour cent. Et tu n’embaumeras peut-être plus jamais ces cadavres qui te font si mal au cœur. Tu n’auras plus de cauchemars…
— Mes cauchemars ne regardent que moi. Et vous qui êtes soucieux du détail, sachez que je n’embaume pas. Je pratique des soins de conservation. C’est complètement différent.
Doffre désigna du menton une pile de pochettes colorées et de feuilles, à sa droite.