— Prends ce dossier. Tu as du travail. Dix pages de qualité, pour après-demain, au matin.
David ne bougea pas.
— Je pensais à cette machine à écrire, justement… Nous n’aurons qu’un exemplaire papier, n’est-ce pas ? Pas de disquette, pas de CD-rom ? Et de retour en France, comment procédera-t-on, si le texte doit être publié ? Il faut nécessairement une version informatique !
— Ne t’inquiète pas pour ça. Un coup de scanner à reconnaissance de caractères, et ton texte sera dans la bécane. Je le transmettrai aux bonnes personnes, fais-moi confiance. Mais je te l’ai dit, il faut qu’il soit bon… Très bon… Et maintenant, prends ce dossier, s’il te plaît…
David hésita, puis s’empara du paquet de feuilles.
— Ce trésor de renseignements est pour toi. Imprègne-toi de chaque nuance, de la moindre subtilité.
Le jeune homme se pencha en avant. L’ombre du crâne qui s’étire sous l’ampoule. Des lèvres qui s’écartent, des horreurs qui claquent au visage, dès les premières pages.
Dans le dossier, les massacres, photographiés. Gros plans des plaies, des incisions. Du sang, à outrance. David perdit ses moyens.
— Le… Mais… On dirait… les photos authentiques des scènes de crime ! Les… Les rapports d’expertise, d’autopsie ! Même celui du Bourreau, de Tony Bourne !
Il releva la tête, la baissa à nouveau, feuilleta… une multitude de documents d’époque.
— Des… Oui, ce sont bien des séances de psychanalyse ! Celles… Celles du Bourreau, couchées sur papier ! Et… Mais comment…
La soudaine mollesse de ses jambes le força à s’asseoir.
— Votre signature ! Vous, Arthur Doffre ! Vous étiez… psychologue ! Son psy ! C’est pour ça que vous connaissez à ce point son histoire ! Tous ces détails ! Tony Bourne avait consulté chez vous avant de commettre ses crimes !
— Non, pas avant… Pendant… souffla Doffre. Pendant qu’il était en activité…
— Quoi ? Pendant ?
— Jusqu’à mon accident, où ma vie s’est arrêtée. Je ne possède plus les enregistrements audio, conservés par la police. Les flics m’ont tout pris. Ne restent que ces fiches, que j’ai réussi à arracher de leurs griffes, ainsi que ces… différents éléments, négociés très chers. Tu as entre les mains l’un des dossiers les plus confidentiels et les plus brûlants de ces trente dernières années…
David palpait sa cicatrice, le minuscule boomerang.
— Son psychologue, répéta-t-il. Son psychologue… Mais…
Sa pensée ne se fixa qu’après dix bonnes secondes.
— On n’y a jamais fait allusion ! Les médias, la justice. Tous ces bouquins. Nulle part, absolument nulle part, on ne trouve votre nom ! Ce n’est pas possible.
— Si, c’est possible, et j’en suis la preuve vivante.
David entendit grincer ses dents. Quel fantôme se dressait face à lui ?
— Cela te paraît inconcevable, n’est-ce pas ? Mais il faut resituer les éléments dans le climat social et politique de l’époque, expliqua Doffre d’un ton à nouveau posé. Fin des années soixante-dix. La peine de mort, au cœur des débats. Des conférences se multiplient en Europe, sous l’égide d’Amnesty International. Valéry Giscard d’Estaing exprime sa profonde aversion pour la sanction capitale, mais, d’un autre côté, le peuple gronde, réclame justice contre les assassins. Buffet et Bontems qui égorgent des otages en 71 et Ranucci qui assassine une fillette en 74 font pencher très largement la balance vers le pour. La condamnation à perpétuité, en 77, de Patrick Henri, meurtrier d’un enfant, fait s’envoler l’indignation. Des groupes de pression se créent, dans lesquels on retrouve des membres des plus hautes instances de la sphère politique. Procureurs, ministres, et même le garde des Sceaux. Giscard est partagé entre sa ligne politique et ces influences qui lui ordonnent de suivre l’opinion publique…
Doffre se tamponna le crâne avec un mouchoir.
— Le Bourreau ne va pas arranger les affaires de l’État. Début 79. Sept doubles-meurtres en moins de deux ans, et il court toujours. La police est huée, méprisée, les politiciens s’affolent. « Que ces incapables l’attrapent ! Qu’ils nous apportent sa dépouille ! » Voilà les slogans que l’on entend dans les rues des grandes villes de France. « À mort ! À mort ! » Le trois juillet, Tony Bourne est retrouvé pendu à son domicile. L’autopsie confirmera le suicide. Avec ce qu’ils découvrent chez lui, à la vue de ses doigts rabotés, et après comparaison des traces de pas et des cheveux retrouvés chez les victimes, les policiers comprennent rapidement qu’il s’agit du Bourreau. Ils consultent son compte en banque, découvrent des chèques à l’ordre de mon cabinet, et je les vois débarquer, peu après, alors que je n’exerce plus depuis quatre mois, à cause de mon accident. Ils m’emmènent dans la plus grande discrétion, m’interrogent, font disparaître tout ce qui concernait l’assassin. Dossier, enregistrements. Le Bourreau n’a jamais consulté de psychologue. On me conseille de déménager, « pour ma sécurité », et on me verse chaque mois une somme misérable, censée assurer ma tranquillité jusqu’à la fin de mes jours… Tu parles ! J’ai dû payer trois fois plus en droits de succession, à la mort de mes parents, et je donne chaque année à l’État plus que tu ne pourrais l’imaginer ! Hériter, ça coûte très cher…
— Mais… Mais pourquoi ?
Son interlocuteur rabattit sa main sur ses genoux, d’un mouvement las.
— Tu ne comprends donc pas ? Le Bourreau devait rester, aux yeux des Français, le monstre qu’il avait toujours été ! Quand les flics l’ont retrouvé pendu, le sentiment d’injustice était plus fort encore. Jamais les sondages n’avaient tant prôné la peine de mort ! Le peuple voulait le voir mourir devant ses yeux, mais il était déjà mort ! Il était inimaginable, pour le gouvernement en place, et à l’approche des présidentielles, de présenter le Bourreau comme un malade qui cherchait à se soigner. Car aller à l’encontre du peuple, c’était perdre les élections ! C’est aussi simple que cela !
David se leva brusquement, une main plaquée sur le tas de feuilles.
— C’est une histoire de dingues ! Plus de vingt-sept années de mensonges, de tromperies… Vous n’aviez donc pas de conscience ?
— Si j’en avais eu une, je ne serais plus ici pour t’en parler. La DST m’aurait descendu, ou le peuple lui-même. Les pressions étaient énormes, les enjeux gigantesques. Ils m’ont surveillé David, de longues années… Et n’oublie pas que tout le temps de ces séances, j’ignorais que Tony Bourne et le Bourreau ne faisaient qu’un. Comment aurais-je pu le savoir ? Il s’est amusé avec moi, et je n’ai rien soupçonné. Les gens n’auraient pas pu comprendre… Ils m’auraient lynché…
David s effondra sur sa chaise.
— Et vous m’avouez ça, à moi… Vous vous rendez compte de ce que vous me racontez ?
— J’y ai longuement réfléchi, crois-moi. Mais je ne pouvais concevoir que tu écrives sur le Bourreau sans palper la mœlle de son âme. Il doit pénétrer en toi autant qu’il a été, et qu’il est encore, en moi. Sinon ton roman deviendra un ramassis de suppositions et de mensonges, comme tout ce qui existe aujourd’hui…
Il pointa l’index.
— Tout cela restera, bien entendu, entre toi et moi… Tu t’es suffisamment renseigné, si j’en crois ton précédent roman, pour savoir qu’« Ils » détestent qu’on remue les affaires classées…
— Vous… Vous m’avez piégé… Vous cherchez à libérer votre conscience, par tous les moyens… Avec ce programme scientifique… Avec le livre, que vous me demandez… Vous le traquez encore, parce que vous n’avez pu le confondre à l’époque…
David laissa tomber son regard sur la photographie de Bourne, pendu au bout de sa corde neuf millimètres.
— Saisis cette chance que je te donne, enchaîna Doffre. Partager un secret d’État, comprendre la façon dont notre cher pays trompe l’opinion pour de simples enjeux politiques. À partir de maintenant, tu vas pénétrer dans le cerveau d’un tueur en série. N’est-ce pas ce que tu recherches, au fond de toi ? Ce moyen d’approcher au plus près les frontières interdites ? La mort ? Le mal ? Quelque chose t’habite, David. Quelque chose dont tu ignores la force. C’est pour cette raison que tu es ici, avec moi.