— Idem pour nous. J’avais dit que j’appellerais ma mère à notre arrivée. Elle risque de s’inquiéter. Et… Christian, le chauffeur, il a quand même repris la route, malgré le verglas ?
— On dirait. Il n’y a plus qu’un seul 4x4 devant…
— Et si on va au village, Arthur vous laissera partir ? Je veux dire, vu qu’il est handicapé, il doit avoir…
— Besoin d’une assistance permanente ? Au contraire. Il tient à rester le plus indépendant possible. Il ne supporte pas que je touche à son fauteuil roulant, par exemple. Il ne m’appelle que… pour les choses délicates. Il a l’air un peu froid, comme ça, mais en fait c’est quelqu’un de charmant.
Une clochette tinta au fond du couloir. Adeline défit son chignon et ébouriffa ses cheveux.
— Arthur déteste les coiffures trop ordonnées, confia-t-elle en se levant. C’est son côté maniaque… Au fait, j’ai ensaché les restes d’hier, à côté de la poubelle… Pour le porcelet, le petit grincheux… Arthur m’a laissé comprendre que vous vous en occuperiez… Parce que moi, les cochons, c’est pas trop mon truc…
— Pas de problème ! Je me charge de Grinch. Clara l’adore déjà ! Elle n’a pas arrêté d’en parler, quand je l’ai couchée, hier soir. Ils ont un coquard au même œil, j’ai trouvé cette coïncidence assez extraordinaire…
Cathy prit un croissant dans la corbeille.
— Adeline !
— Oui ?
— Excusez-moi pour hier. Je n’étais pas vraiment au meilleur de ma forme. Et cette histoire de nécropole suspendue m’a un peu retournée…
— Nous étions tous déstabilisés… En tout cas, je suis ravie que nous puissions enfin discuter en adultes…
Elle s’éloigna. Cathy avala son croissant, puis un deuxième dans la foulée. Drôlement bon, le chocolat à l’ancienne ! Elle plongea son doigt au fond de la casserole presque vide. Puis, le bol à la main, elle se rendit dans l’arrière-cuisine. Deux réfrigérateurs, deux congélateurs, des conserves, de l’alcool, des packs de lait, des biscuits, des sucreries. De quoi soutenir un siège ! Ça n’allait pas arranger le régime qu’elle avait décidé de commencer…
Après avoir fait un rapide détour par l’enclos pour donner les déchets à Grin’ch, elle se faufila dans le laboratoire. Les vapeurs d’antiseptiques étaient moins fortes que la veille. David se tenait avachi face à la machine à écrire, la tête entre les mains. À ses côtés, des boules de papier chiffonné, une plaque de chocolat entamée et un bol vide. En fait, une vraie caricature de lui-même. Café, chocolat, écriture…
— Oh la sale tête ! s’écria-t-elle en l’enlaçant tendrement. Mauvaise nuit ? Encore les mêmes cauchemars ?
David referma rapidement le dossier Bourreau et embrassa son épouse dans le cou.
— Je n’y arriverai jamais… C’est impossible.
Cathy s’installa sur ses genoux et lui pinça le menton.
— Toi, tu es en gros manque de mamours… Allez, raconte !
— Je ne sais pas trop… Cette putain de machine, pour commencer. Regarde cette épave ! Je suis obligé de taper un doigt à la fois !
Cathy rajusta ses lunettes, repoussa le chariot, introduisit une feuille vierge et commenta :
Marque allemande, rien de plus robuste. Tu sais, au lycée on n’apprenait pas sur des Rheinmetall, mais sur des Remington dans un état encore pire ! À l’époque, je croyais que notre prof était un vieux sadique. Il s’appelait Eckmeyer, je m’en souviens encore. Il refusait catégoriquement qu’on utilise les ordinateurs. Mais, avec le recul, j’ai compris qu’il nous avait rendu un service énorme. Qui peut le plus, peut le moins…
Elle se mit à taper à un rythme soutenu : « Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume. »
— Toutes les lettres de l’alphabet en un alexandrin. Un très bon test pour voir ce que vaut une machine. Celle-là a un excellent caractère, les tiges mordent parfaitement le papier, le son est chantant. Une pure merveille. Où est le problème ?
— Vas-y, moque-toi de moi, Money Penny ! grogna David en lui volant ses lunettes.
— Alors ?
— C’est Doffre…
— Ce vieux rabougri ?
— II… Comment dire ? Il m’a mis une pression, tu peux pas imaginer. Résultat, je suis stressé, tout se bouscule dans ma tête et je n’arrive pas à démarrer.
Cathy caressa sa cicatrice en boomerang.
— Quoi ? Tu plaisantes ? Tu me l’as raconté dans la voiture, ton début. Une famille, dans un chalet, aux prises avec le Bourreau. Il dégomme tout le monde sauf une femme qui réussit à s’échapper et à se réfugier dans une auberge. Et là, course poursuite dans la Forêt-Noire. J’ai pas vraiment relevé, parce que j’étais malade, mais je trouve l’idée pas mal.
— Pas mal, mais un peu légère.
— Je trouve pas. Imagine la victime qui s’enfuit dans l’inconnu, complètement paumée, affolée, en sang. Au bout d’un moment tu la fais tomber sur un autre chalet, au milieu de nulle part ! Elle pénètre à l’intérieur et là, elle se rend compte qu’il s’agit de l’antre du Bourreau ! Photos de cadavres, mèches de cheveux… Trop tard pour fuir, le monstre revient déjà ! Alors… Elle se cache sous le lit, un placard, ou un truc dans le genre… Tu pourrais même introduire quelques lynx, ou pourquoi pas des carcasses de porcs, pour corser l’intrigue ! Et puis l’hiver, le froid… Sympa comme idée, non ?
— Yes ! C’est ce que je vais faire ! Je vais m’inspirer de ce qui nous entoure pour bâtir la tanière du Bourreau ! L’arbre qui transperce le salon, les porcs, à l’extérieur, que je remplace par ses trophées de chasse… Puis elle, qui croit être sauvée, et qui tombe dans son repaire ! En plus, Doffre sera content. Il veut être le héros du bouquin ? Ainsi soit-il. Je vais lui servir chaque matin des descriptions ignobles de la baraque où on passe nos journées. Il va pas être déçu !
Il leva le regard au plafond, l’air songeur.
— De toute façon, j’ai pas le temps de faire un plan détaillé. Je vais écrire au feeling, j’espère que ça va marcher.
— Mais bien sûr que ça va marcher ! En tout cas, si tu es à la bourre ou si tu as besoin de quatre mains, je peux t’aider pour taper.
— Tu veux me piquer la vedette ?
Il lui mordilla l’oreille.
— Arrête ! Pas ici ! Tu sais, il va encore falloir attendre. J’ai mes règles…
David grimaça.
— C’est pas vrai !
— Tu seras bien capable de résister une semaine de plus, non ?
— Il faudra bien… En tout cas, ça me fait du bien de te savoir à mes côtés.
— Moi aussi, j’ai besoin de toi. Et plus que tu ne le crois… Je t’aime. Passé, présent, futur…
— Par-dessus et par-dessous… Ma chérie… Une idée qui m’a traversé l’esprit, pour le roman… Tu sais, pour l’aspect psychologique de mes personnages…
— Décidément… il n’y a vraiment que ton livre qui compte.
— … Suppose que le policier qui est sur les traces du Bourreau déterre un secret vieux d’il y a, disons, vingt-cinq ans. Une révélation qui, à l’époque, aurait pu tout bouleverser mais qui, aujourd’hui, n’a plus la moindre espèce d’importance… Ce secret, on lui conseille de le garder pour lui, afin de protéger ses proches. Mais lui, il a besoin d’en parler, ça lui pèse sur le cœur… Comment doit-il réagir, à ton avis ?
— Il doit avant tout penser à ses proches, les préserver, coûte que coûte. Moi, à sa place, je le garderais. Et je vivrais avec.
— Tu le garderais ?
— Oui, c’est certain.
Une larme fleurit sous sa paupière. David la cueillit du bout de l’ongle.
— Je t’aime, ma puce. La sensible qui se cache derrière la guerrière… Tu sais, moi aussi c’est ce que je ferais dans une situation pareille. Le mutisme, pour vous protéger.