David replaça sa protection de coton avec soin. Dans cette nécropole de chairs rances, de totems décharnés, il songeait au triste sort réservé au petit Grin’ch. Qu’est-ce qu’un porcelet de quelques semaines, pesant à peine le poids d’un caniche, pouvait bien avoir en commun avec l’expérience Schwein 2005-2006 ? Évidemment, comme l’affirmait Doffre, les organismes plus jeunes réagissaient différemment au processus de décomposition ! Bien sûr, grâce à des études menées sur des porcelets, on obtiendrait plus de précisions sur la façon dont se décomposent les corps d’enfants découverts dans les forêts ! Selon le vieil homme, les scientifiques leur avaient confié la mission d’égorger et de perdre l’animal le cinq février, dans le but de démarrer une nouvelle étude au cœur de l’hiver, intitulée Schwein 2. Mais pourquoi, dans ce cas, à quelques jours près, ne l’avaient-ils pas exécuté eux-mêmes ? Il y avait là quelque chose qui clochait.
Le jeune homme traîna son escabeau jusqu’au charmant Bundy, non sans réprimer un certain dégoût. Le sang, qui avait gelé en gouttelettes noires, outrageait la blancheur ouatée déposée par la nature. Cette mort-là, puant la charogne, n’était pas la sienne, pas celle qu’on pouvait masquer à l’aide de produits conservateurs ou à coups de bistouri. Elle se déployait ici librement, sans tabou, et creusait toujours plus ses sculptures, secondée par la lente maturation du temps. Cette mort-là était celle de l’enfant que le meurtrier enterre et laisse pourrir dans son jardin, celle de l’adolescente, abandonnée ligotée contre un arbre, en proie aux bêtes sauvages. Cette mort-là était celle dont on ne parle jamais.
Seul sous ces cosses morbides, David la défiait, les yeux dans les yeux.
Malgré la fine protection, Bundy l’obligea à enfouir le nez dans son blouson. Ce n’était pas un masque qu’il aurait fallu, mais un scaphandre ! Bien que le froid sec ralentisse fortement la putréfaction, le porc, égorgé à la fin de l’automne, puait l’ammoniac. Un remugle âcre, acide, qui lui agrippa les tripes. Il n’osait imaginer la scène au cœur de l’été, sous les rayons brûlants du soleil. Sans doute l’impression de s’être perdu dans un champ d’arums.
Les arums… Le test de Doffre, dans l’officine… Arum, tache verte abdominale, scie électrique…
L’officine… L’officine… La photo de l’entomologiste… Les loupes et microscopes… Les différents tiroirs, dans les commodes latérales… Doffre y avait pioché les fiches de suivi… Bien sûr ! Ces meubles devaient forcément contenir des dossiers scientifiques, ainsi que les différentes déclinaisons du programme entomologique. Facile, dans ce cas, de vérifier l’existence de Schwein 2.
David sauta de son escabeau et passa par-derrière. L’enclos. Grin’ch vint se frotter contre lui. Porte fermée. Le jeune homme s’agenouilla, la bouille du porcelet entre ses mains.
— Hors de question de te sacrifier, mon gros, murmura-t-il. Ma fille et ma femme t’ont adopté, alors tu vas rester avec nous jusqu’au bout, OK ?
Puis il se précipita vers l’entrée du chalet. Cathy jouait avec Clara à faire un bonhomme de neige, qui n’en était encore qu’à ses balbutiements d’existence : un amas blanchâtre. Adeline, un peu plus loin, sciait des branches, clouait, découpait, bien décidée à construire un abri pour le merle noir. Depuis leur retour d’excursion, sous l’œil curieux du volatile, les deux femmes ne s’adressaient plus la parole. Et, évidemment, impossible d’en connaître la raison.
En pénétrant dans le laboratoire, David sursauta. Dans un coin, Doffre, chemise blanche et pantalon gris anthracite, des feuillets entre les doigts.
— Je… Je croyais que vous faisiez votre sieste ! s’étonna David.
Doffre roula jusqu’au bureau, pour une fois il semblait gêné.
— Tu me prends en flagrant délit ! Je ne t’ai pas vu quitter l’aire d’étude ! Je te savais parti pour les relevés et je suis venu ici pour… comment dire…
— Lire la suite, que vous n’êtes pas censé découvrir avant demain matin.
Doffre acquiesça et reposa les pages à gauche de la machine à écrire.
— Il règne ici une ambiance particulière, exaltante même. Ces odeurs, cet isolement, ces carcasses en état de décomposition. Tout cela magnifie tes écrits. Ton début est excellent ! Ça part sur les chapeaux de roues ! Quel supplice pour moi de devoir attendre !
— Il le faudra, pourtant, rétorqua David du tac au tac.
Il posa la grille de relevés près du microscope, se dirigea vers le bureau et remit en ordre le tas des pages déjà rédigées.
— Un souci particulier ? fit Doffre.
— Non, aucun. C’est juste que je n’aime pas trop qu’on fouille dans mes affaires…
Il regarda vers les tiroirs.
— J’aimerais consulter les différents dossiers des programmes Schwein et Schwein 2, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
Doffre haussa les sourcils.
— Puis-je en connaître la raison ? Tu n’as donc pas assez de lecture avec le dossier Bourreau ?
— Si, si, évidemment, mais… J’aimerais vérifier quelque chose…
— Quoi donc ?
— L’existence de Schwein 2… Je ne comprends pas pourquoi c’est à moi de sacrifier Grin’ch. Pourquoi est-il seul dans l’enclos ? Où sont les autres porcelets ?
Il désigna la photo de l’entomologiste entre les carcasses.
— Pourquoi ne la-t-il pas pendu lui-même ? Et qu’en est-il de…
— Doucement, David, doucement… Je comprends ton sentiment, mais je t’avais prévenu, pour ton épouse et ton enfant. Elles ne doivent pas s’y attacher… Grin’ch devra être sacrifié le cinq février. Il en est ainsi, selon le planning. Qu’est-ce qui te met dans un état pareil ? Ce n’est qu’un animal, après tout… Tu fais dix fois pire sur des humains.
Il hocha sèchement la tête.
— Ouvre ces tiroirs, si tu veux, et remue les dossiers dans tous les sens. Si tu es fortiche en allemand, tu verras que je ne te mens pas.
Doffre déverrouilla un tiroir. Puis il brassa des feuilles.
— Vas-y ! Tout est là ! Courbes, relevés, Schwein, Schwein 2. Vas-y ! Qu’est-ce que tu attends ? Puisque tu me prends pour un menteur !
David sentit le rouge lui monter aux joues.
— Ça… Ça ira, je vous crois… Mais… Je ne sais pas si je pourrai faire… ce que vous attendez de moi…
Doffre retourna auprès du bureau.
— Tu y arriveras. Je te fais confiance… Bon ! Parlons de ce qui nous intéresse, si ça ne te dérange pas ! T’es-tu approprié le dossier Bourreau ?
— En partie. Difficile d’avancer comme je le voudrais, avec l’écriture, les tâches quotidiennes, les relevés pour les entomologistes. … Mais j’y ai décelé… des faits intéressants…
Doffre sortit ses dés, qu’il jeta sur le bureau. Double six, bien entendu.
— Ah ! Tu m’intéresses. De quel genre ?
David s’était figé. Il fixait les dés avec une intensité d’hypnotiseur.
— David ? Un problème ?
Tout tremblant, il plongea sur une feuille de papier, y gribouilla des chiffres. Une opération. Il posait une opération. 101703… 101005… 98784… 98101… 98067… 97878… 97656… Les énigmes du Bourreau… Triturées là, au bout de sa plume.
— Tu commences à m’inquiéter ! s’impatienta Doffre.
Le jeune homme leva soudain un regard noir.
— Arthur !
Il s’appesantit de nouveau sur ses calculs.
— J’espère que vous avez un peu de temps à m’accorder !
— S’il s’agit d’une urgence… Je t’écoute.
David se rua sur l’épais dossier. Il se mouilla l’index, en proie à son excitation, et se mit à feuilleter les pages. Doffre le contemplait avec fascination.
— D’accord ! D’accord ! Passons rapidement en revue l’histoire du Bourreau… Le 4 juillet… Le 4 juillet 1977… Georges et Pascale Dumortier, les premières victimes, sont assassinés à leur domicile, selon un rituel très précis qu’ont réussi à reconstituer les criminologues. Il menotte et bâillonne le mari, le déshabille…