— Je connais ! Abrège, s’il te plaît !
— Écoutez, j’ai… j’ai besoin de ça ! Laissez-moi continuer !
— Vas-y, fit Doffre.
— Donc, le Bourreau étale des instruments devant lui. Des tenailles de différentes tailles, des bistouris, une paire de ciseaux et toutes sortes de couteaux. Il installe sa balance de Roberval, pose sa plume de Maât d’une masse de cent vingt-cinq grammes sur l’un des plateaux, et demande à l’épouse, Pascale, de l’équilibrer en prélevant ce qu’elle souhaite sur son mari. Pascale est directrice d’école, c’est une femme à poigne…
— Ce qu’elle souhaite… répéta l’ancien psychologue. Il ne lui dit pas quoi, ni comment. Il laisse libre cours à son imagination. Si la balance est équilibrée, il leur accorde la vie.
— Exactement ! embraya David. La vue de son enfant dans les bras du tortionnaire, ce couteau pointé sur la gorge du petit la forcent à coopérer. La peur de mourir, l’instinct de survie…
Arthur acquiesça.
— Le Bourreau aimait détruire psychologiquement ses proies… La destruction, l’un des éléments clés qui l’emmenaient au nirvana. Ce pour quoi il choisissait des femmes au caractère fort. Les plus combatives.
Doffre baissa les yeux, soudain troublé. Revivait-il ses séances avec Bourne ? Se remémorait-il ses erreurs de jugement sur son patient ?
Le transfert se mettait en place. La fusion des personnalités. Les blessures du temps.
— En effet, continua David. Alors, Pascale va trouver le courage de le faire. Leur sauver la vie, à tous les trois. Parce quelle croit l’homme en face d’elle. Il est devenu son bourreau, mais aussi, paradoxalement, son sauveur. Celui qui décidera. Les techniciens de scène de crime ont supposé qu’elle avait commencé par couper les cheveux de son mari, le plus à ras possible, puis ses poils sur le torse, sous les bras… ses poils pubiens… Elle ne récoltera qu’une quarantaine de grammes, largement en deçà de ce qu’elle escomptait…
— La masse des poils et cheveux est tellement trompeuse, intervint Doffre en levant l’index. Grave erreur d’avoir commencé par là… Parce que selon la règle établie, elle peut rajouter du poids, mais pas en ôter. Elle aurait dû garder les cheveux pour plus tard, afin d’équilibrer la balance. Car à présent… Que prélever sur un homme svelte comme Georges Dumortier ? Et, surtout, comment ne pas en prélever trop ? Un sacré défi. II…
Doffre s’arrêta brusquement.
— Excuse-moi. J’ai tendance à m’emporter. Cette histoire est si profondément ancrée en moi… Mais continue, je t’en prie.
David présenta une photographie couleur de la scène de crime.
— Le lendemain, après un appel anonyme d’une cabine, les enquêteurs retrouveront, sur le sol, des cheveux, des poils, un pouce, et divers morceaux de chair provenant des fesses de Georges… Bien entendu, ils ne saisissent pas la signification d’un tel carnage, et ne feront le rapprochement avec une pesée qu’après la découverte du corps pendu de Tony Bourne et de son matériel de torture, un an plus tard.
Il piocha un autre cliché aux dominantes pourpres. Gros plans des victimes.
— Georges a été tué d’une balle de Smith & Wesson dans la tempe, son épouse torturée puis… étouffée d’une manière particulièrement horrible. L’enfant de deux ans, lui, a été épargné. Sur son crâne, à un endroit que Bourne a rasé, un nombre, tatoué à l’encre noire. 101703. Ce numéro, dont le mystère n’a jamais été élucidé.
David fouilla de nouveau dans le dossier et en extirpa des feuilles en bristol vert pomme. Arthur dévorait chacun de ses gestes, intrigué.
— Le 25 juin 1977, dix jours avant la première tuerie, un patient dénommé Tony Bourne se rend à votre cabinet, qui se situe à une trentaine de kilomètres des lieux du crime. Il se présente comme caissier dans une grande surface, et semble atteint d’une angoisse très particulière. Depuis son enfance, il souffre d’un souffle au cœur. Peu avant sa visite chez vous, une douleur lancinante dans la poitrine l’a persuadé que son myocarde le lâcherait dans un avenir proche. Bourne a peur d’informer les médecins, car il craint une greffe. Il est terrorisé à l’idée qu’un élément étranger soit introduit dans son organisme. C’est pour lui une véritable phobie. Je résume bien la situation ?
— Parfaitement, répondit Doffre avec un temps de retard. Nous nous attachons donc à mettre en place une…
— … psychanalyse, que vous ne réussissez pas à démarrer car Bourne manque d’assiduité et surtout, il a des accès de colère qui le poussent à plaquer les séances au bout de cinq minutes.
Si bien qu’entre le premier et le troisième massacre, exactement huit mois plus tard, vous n’avez pas avancé. Je vous cite : « J’ignore le but profond de ses visites. Il persiste à venir quand bon lui semble et refuse de libérer sa conscience. On dirait qu’il joue, tout en souffrant énormément. La thérapie s’annonce longue et fastidieuse… » Après un silence radio d’un mois, Bourne revient. Cette fois, il est plus bavard, et terriblement angoissé. Il vous confie qu’il se déplace de moins en moins, d’où son absence, et qu’il ne sort que lorsque c’est absolument nécessaire, afin d’économiser les battements de son cœur. À sa caisse de supermarché, il se sent bien, car ses mouvements sont limités et ne nécessitent que de maigres efforts. Une remarque, sur l’une de vos fiches : « Lorsqu’il ne parle pas, je peux lire sur ses lèvres qu’il compte les pulsations de son cœur. Je lui ai conseillé d’acheter un cardiofréquencemètre, mais il refuse, de peur que le champ magnétique provoqué par le capteur ne perturbe son rythme sinusal. » Une seconde observation, au terme d’une autre consultation : « Il est obsédé par le poids des objets. Il pèse visuellement tout ce qu’il rencontre. Montre, tee-shirt, bijoux. Un besoin évident de capturer les chiffres, de quantifier ce qui l’entoure. Je suis aujourd’hui persuadé qu’il cherche par là à révéler quelque chose. Une frustration, ou un moyen de se rassurer… »
— Où veux-tu en venir ?
David se leva, un article de journal entre les mains.
— 4 mai 1978, quatrième massacre. Pour la première fois, la police, relayée par la presse, parle des tatouages sur les crânes des enfants et divulgue les nombres : 101703 pour le premier môme, puis 101005, 98784 et 98101 pour les trois autres. Les autorités mettent en place un centre d’appel gratuit. Le pays tout entier se ligue contre le Bourreau. Il existe bien une personne, en France, qui trouvera un sens, une relation entre ces numéros ! Evidemment, tout le monde téléphone. Dates, décompositions de facteurs premiers, coordonnées planétaires, positionnement des versets de la Bible, délires ésotériques, cryptographie… tout y passe. Mais la solution, elle, n’est présente que dans un seul crâne. Celui de la personne qui consulte chez vous, quand elle n’est pas occupée à épier ou à torturer ses prochaines victimes.
David s’empara des dés truqués et les mit sous le nez de Doffre.
— Depuis que je m’intéresse aux tueurs en série, j’avoue que le cas de Tony Bourne est celui qui me passionne le plus. Je suis avant tout un scientifique, Arthur, et je dois vous confier que moi aussi, plus d’un quart de siècle plus tard, j’ai passé des nuits entières à tenter de comprendre la signification de cette série de sept nombres. J’en ai même souvent cauchemardé ! Et, comme tout le monde, je m’y suis cassé les dents. Pourquoi, à votre avis ?
— Tu vas peut-être me l’expliquer ?
— Parce que ces numéros… ces numéros n’avaient aucune relation directe entre eux ! Il ne fallait pas les traiter dans un ensemble, mais au cas par cas !
D’un mouvement rapide, Doffre déroba les dés et les serra dans sa paume.