— Tu commences à m’intéresser. Aurais-tu une solution à me soumettre ?
— Vous la connaissez déjà, Arthur !
David écrasa son poing sur sa poitrine.
— C’est là que se trouve la clé, en chacun de nous !
— Continue !
— Les pulsations cardiaques ! Il n’y avait rien de plus simple !
Arthur se pencha vers l’avant, aux aguets.
— Précise !
— La première fois où nous nous sommes rencontrés, dans votre voiture, vous m’avez dit : « Notre séjour tournera autour du mystère des nombres… Toutes les vérités se cachent au cœur des chiffres » Au cœur des chiffres… Quel habile jeu de mots ! Les chiffres, liés au cœur. Le cœur, qui crée les chiffres. Quel est le nombre moyen de pulsations cardiaques en vingt-quatre heures ? Vous connaissez la réponse, Arthur, je me trompe ?
Son interlocuteur hocha la tête.
— Tu ne te trompes pas. Soixante-dix à la minute, ce qui donne cent mille, environ…
David allait et venait, bras croisés.
— Cent mille, oui. Et quels sont les nombres du Bourreau, associés à ses sept doubles-meurtres ? 101703, 101005, 98784, 98101, 98067, 97878, et 97656. Des numéros qui vont en décroissant, alors que Tony Bourne réduisait son activité physique ! Ils représentaient les marques de son organisme, juste avant qu’il agisse ! Une séquence de signes qui l’identifient, lui, et uniquement lui ! Sa signature !
Doffre applaudit.
— Que de progrès ! Tu es décidément très doué !
David claqua son poing sur le bureau.
— Arrêtez ce petit jeu avec moi ! Vous suiviez la presse ! Par ces tatouages, vous aviez forcément fait le rapport entre Tony Bourne, qui vous parlait d’un nombre de battements cardiaques, et le Bourreau 125, comme je viens de le faire ! Vous auriez pu tout arrêter !
Doffre resta impassible, d’un calme déstabilisant.
— Évidemment… Parce que tu crois que j’avais résolu l’énigme de cette série de chiffres durant l’analyse ? David ! Cesse d’être naïf à ce point ! Toi, tu disposes de tous les éléments pour résoudre le problème ! Tu sais d’emblée que Tony Bourne et l’assassin à la plume de Maât ne font qu’un. Vingt-sept années d’historique. Des dizaines d’ouvrages sur le Bourreau. Des photos, des rapports d’autopsie, des témoignages. Mais moi ! Y as-tu songé un seul instant ? De quoi disposais-je alors ? De rien ! Absolument de rien ! Un patient qui vient me voir quand bon lui semble, un malade comme j’en reçois plus d’une demi-douzaine par jour. Il compte ses pulsations cardiaques ? Et alors ? J’ai eu des patients qui mangeaient leurs excréments, ça en faisait des cannibales ? Non mais sors de ton délire ! Mon cas a été passé au peigne fin par les policiers de la Crim, par la DST, et toi, tu oses mettre en cause ma parole ? Si j’avais su qui était le Bourreau, à l’heure qu’il est, ça aurait été prouvé, et je ne serais pas là pour t’en parler !
Pour la première fois, son crâne se voila d’un léger film rouge sang.
— Je t’ai mis une bombe entre les mains ! lui dit-il en sortant du laboratoire, et je sais que tu y prends un pied phénoménal ! Mais manipule-la avec la plus grande prudence. Parce qu’elle pourrait bien t’exploser à la gueule !
15.
Adeline n’avait plus éprouvé une telle pitié depuis… elle ne s’en rappelait plus. La première fois où elle avait déshabillé Doffre, voilà trois jours, son cœur s’était serré et elle n’avait pu cacher sa tristesse. Il l’avait pris avec le sourire. De sa seule main valide, il lui avait massé la nuque, comme ces pères qui encouragent leurs enfants avant leur montée sur le podium, à la fête de l’école.
Nu, Doffre ressemblait à un mannequin brisé auquel on aurait maladroitement ressoudé les pièces de mannequins plus jeunes. Certains gestes, pas forcément les plus compliqués, le simple fait de se verser un verre d’eau, ou de tourner les pages d’un livre, le faisaient se tordre de douleur, en silence. Un vivant, dans le corps d’un mort. Qu’est-ce qui avait bien pu lui arriver ? En parlerait-il de lui-même, un de ces soirs ?
Adeline vida la poche d’urine dans les toilettes. Pour Arthur, au moins, le drame se voyait. D’autres sont bien plus abîmés, à l’intérieur… Après avoir déplié une poche propre, elle l’apporta au vieil homme et se retourna, mains dans le dos, sans un mot, comme chaque fois qu’il l’enfilait.
Il avait appris à faire des mouvements extraordinaires avec son bras, son seul membre valide. Ses biceps, triceps, les muscles de son avant-bras et surtout de son épaule étaient considérablement développés. Flexion, extension, ils soutenaient, propulsaient, soulevaient. Pour s’aliter, par exemple, ce concentré de fibres, de chair et de tendons savait tirer et orienter le corps mort jusqu’à la position adéquate. À voir chaque soir Doffre se démener de la sorte, Adeline pensait au gymnaste sur son cheval d’arçons. Un architecte de la gravité.
Il était allongé sur le lit, les jambes serrées, sa prothèse posée à ses côtés, sur la table de nuit. Position du soir, position du matin.
— Tu te rappelles la première question que tu m’as posée, quand nous nous sommes rencontrés ? l’interrogea-t-il soudain.
Adeline enfila rapidement son pyjama de velours et se faufila sous la couette.
— Je ne me souviens plus vraiment. Sûrement combien ça payait ! dit-elle dans un sourire.
— Tu m’as demandé si je fumais. Et je t’ai répondu : « Uniquement après avoir couru un cent mètres. »
— Et j’ai éclaté de rire ! J’étais vraiment confuse, je ne savais plus où me mettre. Je me suis dit : « Là, c’est fini. »
Arthur lui caressa la joue, longuement. Dans ces moments-là, elle le sentait radicalement différent du serpent froid, serré dans ses costumes luxueux, qu’il se plaisait à paraître. À ses côtés, elle se sentait bien et, étrangement, en sécurité.
— Arthur…
— Elle était curieuse ta question, tu ne trouves pas ? D’ordinaire, on demande plutôt… Oui, comme tu disais, combien ça paie…
— Je ne suis pas une fille ordinaire… Mais tu l’as peut-être deviné…
— Oui, je l’ai deviné… Mais j’aurais préféré que tu m’en parles de toi-même. Je n’aime pas qu’on me cache des choses…
— Tu veux parler de mon asthme… J’ai simplement eu peur que tu ne me choisisses pas à cause de ça.
Il lui sourit. Sa main tremblante lui effleura les seins.
— Tu as essayé d’ouvrir ma malle, n’est-ce pas ?
Elle se mit à rougir.
— Je… De quoi parles-tu ?
— La malle, là-bas, dans l’angle.
— J’ai… Non ! Pourquoi tu dis ça ?
— Les molettes ont été tournées, j’avais noté la position de chaque chiffre, en arrivant ici. Cette malle sera ouverte le moment venu.
— Quel moment ?
— Il arrivera tout naturellement. Il ne faut pas précipiter les choses.
Il ferma les yeux, le visage serein, presque heureux. Comme après l’amour.
— Je peux te demander un service ? lui demanda-t-il après un long silence.
Adeline se raidit. Ça y est, on y venait. Le sexe…
— Caresse-moi les pieds… Je veux ressentir la chaleur de tes doigts. J’ai besoin de savoir qu’ils vivent encore, même si…
— Chut… murmura Adeline en se glissant sous les draps.
Et elle massa ses orteils durcis, les pressa entre ses paumes moites et douces, se demandant ce qu’il pouvait ressentir dans l’influx de ses jambes mortes.
— As-tu déjà vu un arbre mourir ? lâcha-t-il subitement en la ramenant à lui.
Elle secoua la tête, hypnotisée par les pupilles opaques qui la dévoraient.
— Le premier signe, ce sont les feuilles qui roussissent, se rétractent, puis chutent, à cause des racines, qui s’asphyxient. Dans le même temps, les branches s’assèchent, l’écorce se décroche à certains endroits. Je suis un arbre qui meurt, mon abricot.