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Adeline bascula sur le côté, face à lui. D’instinct, ou tout simplement parce qu’elle en avait envie, elle lui posa un baiser sur la joue.

— Tu auras toujours des gens pour te soutenir, murmura-t-elle. Parce que, derrière cette carapace, tu es quelqu’un de bien…

— Alors, poursuivit-il, une pluie se met à tomber, une averse inespérée, glaciale et violente. L’eau dévale des cieux, à n’en plus finir, et elle pénètre le sol, se charge de minéraux, brasse l’azote, le phosphore, la potasse de la terre. L’arbre puise dans ses dernières forces, il se nourrit de cette abondance inopinée. Il a traversé tant d’épreuves dans sa longue existence ! Sécheresses, tempêtes, hivers. L’arbre ne veut pas mourir, il sait qu’il peut encore lutter, pour un dernier combat, un accomplissement suprême.

Adeline sentit son cœur se rétrécir. Doffre, face à elle, ressemblait à un oisillon tombé du nid.

— Quel accomplissement ?

— Voir germer les graines de ses propres semences.

Il avait prononcé cette dernière phrase différemment du reste, d’un ton très rude. Adeline se recroquevilla. Il lui caressa les cheveux, puis il lui poussa doucement la tête en direction de son sexe.

Deux heures du matin. La jeune fille se tournait et se retournait dans le lit, sans trouver le sommeil. Y aurait-il, un jour, un endroit où elle se sentirait en paix ? Effacer une heure, juste une heure de sa mémoire. Cette heure qui s’étirait indéfiniment, qui venait effleurer le présent. Ces soixante minutes, qui avaient peuplé ses nuits de cauchemars, qui avaient détruit sa vie.

Le mensonge.

Elle se leva et plaqua son nez contre la fenêtre. La lune se découpait dans les ramures, travaillant le relief d’ombre et de lumière. La forêt était si profonde, si hostile. Un paysage de conte, terrifiant et magnifique. Rien n’avait jamais été aussi beau, si angoissant, si loin des frontières du monde.

Franz, cet arriéré, était-il là, dehors, à les observer et à se masturber, tapi derrière un tronc ?

Elle eut envie d’un grand verre de lait chaud, comme son frère Éric avait l’habitude de lui en apporter, en pleine nuit, quand elle se réveillait en pleurs. Avant de sortir, elle s’arrêta à l’entrée de la chambre, et se pencha sur la malle. Arthur avait noté la position de chaque molette… Malin… Mais il ne serait pas meilleur qu’elle. Les codes, elle connaissait. Elle trouverait le moyen de l’ouvrir.

Elle referma doucement la porte et se faufila, pieds nus, dans le couloir. Le plancher se mit à grincer.

Une lumière cuivrée, échappée de sous l’entrée du laboratoire. Le murmure d’une mélodie. La Jeune Fille et la mort. Elle eut une pensée pour Cathy. Ça ne devait pas être facile tous les jours de vivre aux côtés de quelqu’un qui jouait comme ça avec la mort, dans son boulot, ses romans, et qui en cauchemardait la nuit… Mais question cauchemars, elle avait aussi son compte.

Dans le salon, le chêne torturé, l’obscurité… ces fenêtres, sans volets… Elle songea à tous ces films d’horreur, où des bandes de copains se font massacrer en pleine forêt. Ces trucs avec des esprits, genre vaudou… Elle décida finalement d’aller voir David dans le laboratoire.

Des aigreurs, dans l’estomac. Ces mouches, ces odeurs de clinique, le faible éclairage… La boîte de cartouches, sur une étagère… La simple idée que là, derrière la vitre, les porcs en putréfaction veillaient… Pire que le salon, en définitive.

— David ?

Affairé derrière la Rheinmetall, il ne répondit pas. Un pianiste fou, emporté par l’euphorie de sa composition. À ses côtés, une bouteille de Chivas entamée.

— Je ne vous dérange pas ?

Il se retourna brusquement, les pupilles explosées, l’acide des mots au cœur de l’iris. Il se frotta le front, avala une gorgée de whisky, puis replongea sur sa machine.

— Vous avez un sacré sens de la conversation… reprit Adeline. On dirait mon père…

Aucune réaction. Vachement sympa, le type… Elle s’avança derrière son épaule.

Il la traînait par les cheveux, cette courte chevelure brune qui ne ressemblait plus qu’à un sac de nœuds. Elle n’avait même plus la force de hu…rler, compléta-t- elle par la pensée, alors qu’il tapait ce dernier mot. Elle observa les cadres de mouches. Des nécrophages… Nourries de chairs pourrissantes… « Alors c’est toi, le responsable du massacre ? » songea-t-elle en se penchant vers la photographie d’un des scientifiques. Un véritable colosse, barbu, lunettes de soleil, qui posait entre les carcasses. « T’as pas l’air très catholique, avec ton petit masque vert. Bienvenue à MacabreLand ! Qu’est-ce qui peut bien te pousser à exercer un métier aussi morbide ? » Et lui, Miller ? L’empailleur de morts. Jamais elle ne dormirait aux côtés d’un type pareil. Et en plus, il était séduisant. Ça cachait forcément quelque chose.

Au moment de sortir, elle marqua un temps d’arrêt. Puis revint sur ses pas. La photographie… Le géant masqué…

Elle la tira de son cadre.

— David ?

— Deux secondes ! Deux secondes !

Il se retourna, agacé. Il empestait le whisky.

— Écoutez Adeline, j’ai besoin de me concentrer ! J’ai horreur qu’on me dérange quand j’écris !

Elle lui planta le cliché sous le nez.

— Vous vous souvenez, Christian, le chauffeur ?

— Christian, oui… Et ?

Elle posa son ongle sur le colosse.

— Regardez la main droite de ce mec. Il lui manque l’index… Vous voyez ? Comme Christian…

— Faites voir.

Il s’empara du cliché.

— Sacré sens de l’observation… Ceci dit, hormis la carrure, il ne lui ressemble pas du tout.

— Normal, avec des lunettes, une barbe, un masque…

Adeline reprit la photo, vexée, et considéra de nouveau l’entomologiste. David lui agrippa soudain le bras et récupéra le cliché.

— Vous avez vu ! Là ! À l’arrière !

Adeline se pencha.

— Ouais, une date. Et alors ?

Poussée d’adrénaline. David fouilla dans le dossier, dans un état proche de la transe. Une photographie. Celle d’un crâne. Le crâne du deuxième enfant.

Il plaça les deux photos en vis-à-vis, l’une pile, l’autre face. 10-10-05. 101005…

10-10-05, la date sur la photo de l’entomologiste. 101005, le tatouage sur le crâne de l’enfant.

— C’est quoi ce môme ? chuchota Adeline en grimaçant. Un truc du Bourreau dont Arthur n’arrête pas de parler ? Ce type qui faisait couper des morceaux de chair et les pesait sur une balance ? C’est horrible…

David replongea dans ses papiers, l’esprit en feu.

— Il tatouait des numéros sur les enfants des victimes. Des numéros… Non, attendez, c’est pas possible… C’est une coïncidence. … Ça peut être qu’une coïncidence…

Adeline s’approcha et lui posa la main sur l’épaule.

— David… Vous commencez à me faire peur.

Il s’empara d’un autre cliché. Celui d’un garçonnet. Une partie du crâne rasée. Un numéro. Six chiffres qu’il connaissait par cœur.

— Là ! Bon sang ! Non ! C’était sous mes yeux !

Il se précipita dans le salon. Lumière. L’escabeau, qu’il récupéra dans l’arrière-cuisine. Le chêne. Adeline, paniquée, le suivit.

— Expliquez-moi, bordel !

David escalada les marches, vitesse grand V. Sa chemise, imbibée de sueur, sortait de son jean.

— Cette marque, en haut du tronc ! Vous vous rappelez la date ?

— Je ne me souviens plus. 1700 et quelques ?

David palpa l’inscription dans laquelle on avait coulé de l’argent, qui, avec les siècles, s’était oxydé en une couleur noire.

— Alors ? s’impatienta Adeline.

— Oktober 1703 ! 101703 ! Le nombre tatoué sur le premier enfant ! Le fils de Pascale et Georges Dumortier !

La jeune femme resta quelques instants sans voix.