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Elle souleva légèrement la couverture. De fins sillons rouges barraient le torse nu, de l’épaule gauche jusqu’à la hanche droite.

— Un accident ! répéta-t-elle. Un accident ! Vous délirez ou quoi ? Pourquoi vous ne…

— Tais-toi ! lui ordonna Doffre en lui agrippant le bras, d’une poigne très ferme.

Adeline se défit de son emprise d’un mouvement brusque et s’éloigna du lit, le visage fermé. Soudain, la femme aux courts cheveux noirs remua les lèvres. Un mot filtrait entre ses dents. Des syllabes qu’elle répétait en boucle, très faiblement.

— Chut ! exigea Cathy en se penchant au-dessus de la jeune femme.

Plus rien.

— Mince !

— Qu’est-ce qu’elle a dit ? demanda David.

Cathy secoua la tête.

— Je… Je ne sais pas trop… Un truc du genre « tassetine », ou « dazedine ».

— « Das Ding », répéta Arthur. La chose… Ça signifie « la chose » en allemand.

Silence, flambée des imaginations. La chose… Certainement le mot le plus neutre de toute forme de langage. Mais là, en cet instant, en ces lieux… La façon dont elle l’avait prononcé… Cette énergie qu’elle avait déployée pour le vomir… Das Ding…

Cathy surprit David en train de palper sa cicatrice, les yeux braqués vers la fenêtre. Pourquoi ne disait-il rien ? Pourquoi personne ne parlait ? Cette fille ne pouvait être qu’une paumée, ou la victime d’un accident ! « Mais dites quelque chose ! Dites que n’importe quelle bête sauvage est capable de faire des entailles pareilles ! Dites-moi qu’il s’agit juste d’un animal, et je vous croirai ! »

— Il s’agit juste d’un animal, avança Arthur en touchant les blessures. Un lynx, qu’elle aura percuté en pleine nuit. Le coup de volant, la voiture qui sort de la route. La conductrice quitte son véhicule accidenté, complètement affolée. Il fait noir. Elle se penche sur la masse inerte et ne peut éviter un coup de patte de la bête mourante.

— Ce qui expliquerait pourquoi elle s’est fait attaquer à la poitrine, et non pas dans le dos en fuyant, approuva David qui cherchait à rassurer sa femme. Et aussi pourquoi elle ne portait ni gants, ni bonnet, mais juste un blouson. Elle sortait d’une voiture chauffée.

— Oui, ça doit être ça ! surenchérit Cathy. Tout se tient ! Un lynx !

Arthur acquiesça.

— Terrorisée, elle se met à courir, persuadée d’être poursuivie par… la Chose. Elle s’enfonce dans le chemin et découvre nos traces de pneus. Elle pense qu’un chalet n’est pas loin. Ce qui la pousse à progresser… Arrive le moment où elle se demande s’il faut faire demi-tour. La Chose… Le véhicule accidenté… Elle se décide à poursuivre… Quinze longs kilomètres dans la neige, à monter et descendre des pentes… Et la voilà devant nous, après quatre ou cinq heures de marche forcée… Elle a eu une chance incroyable.

— Une chance inouïe, répéta Cathy.

Elle se mit à caresser les joues de la femme.

— Il faudrait désinfecter ces mauvaises griffures. Les faire disparaître… Chéri, va me chercher de l’eau oxygénée, s’il te plaît. Il faudrait aussi lui donner de l’eau et lui préparer une soupe. Une soupe de légumes bien chaude.

— Je m’en charge, répondit Adeline. Mais je ne comprends toujours pas… Un lynx n’aurait jamais pu faire une chose pareille !

— Qu’est-ce que t’en sais ?

— Je le sais, c’est tout. Je sais aussi que nous sommes en plein cœur d’une forêt, à une heure de voiture de la première habitation, et que rien n’empêche des malades de la pire espèce, genre Franz, d’arpenter la région. Alors il ne…

Cathy s’était retournée, soudain elle éclata de rire…

— Elle ronfle ! s’exclama-t-elle. Écoutez ! Et ça monte en puissance, en plus ! Écoutez !

Chacun se surprit à retenir son souffle. Sans savoir pourquoi, David se rappela une scène étrange.

Un jour, il avait vu un père attraper un fou rire à la crémation de son fils. Le malheureux s’était suicidé une semaine plus tard.

— Je vais chercher l’antiseptique, se contenta-t-il de dire.

Dans le salon, Clara courait comme une folle après Grin’ch, mais il ne s’en soucia pas. En entrant dans le laboratoire, il se précipita vers la machine à écrire. Il avait beau les connaître par cœur, il voulait relire les dernières phrases qu’il avait tapées.

À bout de forces, la femme très maigre, aux courts cheveux noirs, aperçut eniln le chalet. Sa délivrance.

Il braqua un œil inquiet sur la photographie de l’entomologiste. L’homme à l’index coupé… Les numéros, et maintenant cette histoire jaillie d’un livre ouvert… Juste un mauvais hasard ?

— Non… Ne parle plus de hasard ! maugréa-t-il.

Mais quoi ? Quoi alors ?

L’inexplicable.

L’inexplicable, qu’il traînait partout dans son sillage. Comme une malédiction.

Il s’empara d’un flacon d’eau oxygénée, rangé entre des seringues emballées, du formol, des aiguilles. De quoi embaumer un mort. Puis il chaussa ses après-ski et enfila son blouson. Il fallait savoir.

La Chose…

David rejoignit les autres en même temps qu’Adeline, qui revenait dans la chambre avec un verre d’eau. À peine avait-il poussé la porte que Cathy l’agressa :

— Où tu vas comme ça ?

— Je vais essayer d’atteindre la route. De dénicher sa voiture.

— Hors de question !

— Bonne idée, approuva Arthur. Nous n’avons trouvé aucun papier sur elle, pas de portefeuille… Si vous pouviez les récupérer, de même que des vêtements.

— Hors de question, j’ai dit !

Adeline donna les clés du 4x4 à David. Elle lui tendit également son couteau, avec le fourreau.

— Prenez ceci… Au cas où…

David s’empara avec précaution de la ceinture de cuir. Qu’est-ce qu’Adeline pouvait bien faire avec une arme pareille ?

— Pas question que tu t’aventures seul là-bas ! gronda Cathy, tout en nettoyant les plaies. C’est complètement stupide ! Il suffit de la réveiller, et de lui demander ce qui s’est réellement passé !

— Si tu continues à crier ainsi, c’est sûr qu’elle va se réveiller ! Laisse-la se remettre, elle est morte de fatigue ! En plus, elle ne parle peut-être pas français… ni anglais. Quelqu’un comprend l’allemand, ici ? Moi, je sais à peine compter jusqu’à dix.

— Quelques mots, j’ai appris sur le tard, répondit Adeline.

— Moi je le comprends, enfin je le lis plutôt, fit Arthur.

— David ! Tu ne partiras pas seul ! répéta Cathy d’un ton sans équivoque. Tu as compris ?

— Je peux l’accompagner, proposa Adeline. À deux on…

— Ça va pas la tête ?

David s’approcha de son épouse et l’embrassa tendrement.

— Ne t’inquiète pas ma puce. Je reviens dans une heure, maximum… Fermez bien derrière moi.

Cathy l’accompagna jusqu’à la voiture avant de rejoindre Adeline, partie préparer la soupe et le déjeuner dans la cuisine. Arthur était resté dans la chambre auprès de la jeune femme.

Soudain, elle émergea.

Vivante. Elle était vivante.

19.

Cathy, le nez sur la vitre, regardait le merle au ramage de jais qui sautillait sur la neige, collectant les dernières miettes de pain. A ses côtés, Adeline malaxait des pommes de terre cuites, qu’elle pétrissait ensuite dans la farine. Elle brisa le silence.

— On pourrait peut-être arrêter de se faire la tronche, non ? Parce que moi, après ce qui vient de se passer, je vais devenir folle.

Ça va bientôt faire vingt minutes… soupira Cathy.

— Vingt minutes… Tu voudrais qu’il soit revenu avant même d’être parti ! Tu le surveilles toujours comme ça ?

— C’est que… David n’a pas vraiment conscience du danger. Enfin, ce n’est pas ce que je voulais dire… Il en a conscience, bien sûr, mais… la mort ne l’effraie pas…