Выбрать главу

— Le genre à secourir une mamie agressée par cinq lascars armés ?

— Exactement… répondit Cathy avec un sourire forcé. Adeline hocha la tête.

— Tu me diras, c’est normal, avec son métier. La mort devient… une amie, en quelque sorte.

— Tu parles… Son père est décédé dans un accident de voiture, il n’avait même pas quinze ans. Quant à sa mère…

Fauchée par la maladie. En fait, il n’a pas réellement de famille… Des oncles, des tantes, mais il ne les fréquente pas. Quand il était petit, ses parents n’ont pas cessé de déménager…

— Les miens c’est pareil, répondit Adeline. Durant toute mon enfance. C’est dur de ne pas avoir d’attaches.

Cathy plongea les mains dans les poches de son jean, rentrant la tête entre les épaules.

— J’ai l’impression qu’il cherche quelque chose derrière tous ces cadavres… Jour après jour, il inventorie les habitudes de la mort, il établit ses mouvements et ses horaires, un peu comme toi tu cuisines… Exactement ce qu’il fait de nouveau ici, avec ces carcasses… C’est… C’est ce qui me fait le plus peur chez lui, cette ambiguïté… Et j’ai le sentiment de la retrouver chez Doffre.

— Ce qui explique pourquoi ils sont si proches… Cette fascination pour l’inconnu, pour l’extrême…

Adeline se frotta les mains sur un torchon et s’approcha de la fenêtre.

— Son métier… Vous n’en parlez jamais ?

— Jamais… Quand il rentre, il va s’enfermer en haut, devant son ordinateur. Je tente bien de lui demander comment s’est passée sa journée, mais…

Elle secoua la tête.

— … Ça peut paraître étrange mais c’est comme s’il cherchait à protéger ses défunts. Il ne veut pas les déshonorer en parlant des disgrâces, des cicatrices qu’il a relevées sur leurs corps. De ces secrets qu’ils ont conservés de leur vivant et qu’ils ne peuvent plus dissimuler. Un tatouage, un piercing, un stérilet… Il les respecte trop. En discuter, c’est comme violer leur intimité. Tu comprends ?

— Bien sûr…

— Je sais pas pourquoi il fait ce boulot. Son père était commercial. … J’ai tout juste connu sa mère, avant qu’elle… qu’elle ne sombre dans la maladie. Elle était… si différente de son fils ! Jusque sur son lit de mort, elle m’a suppliée de l’éloigner de ce métier. Suppliée, tu imagines ?

— Mais pourquoi ?

— Je ne sais pas trop… Elle sentait comme… des entités néfastes rôder autour de son fils. C’était… complètement dément…

Le carreau s’embuait de son souffle tiède.

— Mais qu’est-ce qu’il fout ?

— Il va revenir !

— Avant d’arriver ici, durant le trajet, je me suis imaginée perdue au cœur de cette forêt immense. Moi aussi, j’aurais tout fait pour m’en sortir. Marcher, et marcher encore, sans jamais m’arrêter. Aller au bout, même si j’imagine que l’espoir, à un moment, doit forcément s’évanouir et que la mort devient préférable, presque tentante. David m’a expliqué qu’on ne sent rien, quand on s’endort dans le froid. Il paraît que cette fin est la plus douce qui existe…

Adeline retourna brusquement vers la table. Elle se mit à rouler des Spätzle, jusqu’à obtenir de petites quenelles ivoirines.

— La mort n’est jamais douce. Elle est la même pour tous. Puante et sournoise.

Un frisson lui parcourut les épaules.

— Et tout sent franchement la mort, ici.

Cette fois, ce fut Cathy qui s’approcha d’elle.

— Tu veux qu’on parle de ce qu’il s’est passé, hier, pendant la randonnée ?

— Non, non ! Désolée, mais j’aime mieux pas. Je crois que tu n’es pas… prête à écouter ça…

— Pourquoi tu dis ça ?

Elle frappa du poing sur sa poitrine.

— Trop longtemps que c’est enfermé là-dedans…

— Justement ! Ça te fera du bien d’en discuter !

Elle contracta les mâchoires.

— Mon père m’avait appris, quand il m’emmenait à la chasse, à reconnaître un gibier rien qu’à son envol. Les canards, par exemple, partaient comme des fusées, le cou tendu, en une belle diagonale, inclinée d’environ trente degrés. Deviner, du premier coup d’œil…

— Je ne comprends pas…

— La première fois où je t’ai aperçue… La toute première expression de ton visage. Tes premiers mots… Sans te connaître, je les ai fixés dans ma mémoire. Aujourd’hui, tu dissimules tes a priori, parce qu’on se côtoie et que tu es polie. Mais je sais ce que tu penses de moi. Et ce n’est pas très différent de ce que pensent les autres.

— Détrompe-toi ! Je t’apprécie beaucoup.

— Ouais, tu m’apprécies… mais pourtant quand tu me regardes… Je suis sûre que tu te demandes ce qui peut pousser une femme à vendre son corps pour de l’argent… Eh bien, mets des prisonniers dans une cour cernée de miradors, laisse la porte d’entrée ouverte et tu verras… Combien vont se ruer vers la liberté, même s’ils savent qu’ils risquent de se faire tirer dessus ?

Elle croisa les bras sur sa poitrine.

— Nous ne faisons que réagir aux influences, que nous le voulions ou non. Ma jeunesse a été faite d’influences…

Elle s’en voulait de parler autant, mais l’envie de s’expliquer était trop forte.

— Toute mon en²fance s’est organisée autour du culte de l’image, du profit. J’avais à peine six ans que mon père m’inscrivait déjà à des castings. Pas pour moi, pas pour m’amuser, mais pour le peu d’argent que ces clichés rapportaient. Il n’hésitait pas à arpenter la France… Il n’a jamais manqué un concours de photos. Le week-end, au lieu de plancher sur mes devoirs, il me forçait à aller à la chasse avec lui ou à défiler sur les podiums de Miss Tartempion, à m’exhiber en maillot de bain. Puis à douze ans…

Quelque chose la bâillonnait. Ses yeux trahissaient sa détresse.

— À douze ans ? demanda Cathy, fronçant légèrement les sourcils.

Adeline secoua la tête.

— Excuse-moi. À… À seize ans, il me pousse vers le mannequinat. Une seule école, celle de l’hypocrisie et de la concurrence. Ça fonctionne un temps, mais pas aussi fort qu’il l’aurait souhaité. Mon asthme ne va pas aider. Et je n’avais pas dix-sept ans quand il a fichu le camp au bras d’une jeune héritière, en me laissant avec ma mère dépressive. Assez caricatural, non ? Et pourtant… La réalité des familles malheureuses est faite de caricatures.

Cathy écoutait sans bouger.

— Tu devines aisément la suite. Scolarité morcelée, presque inexistante, famille détruite, une seule chose que je sache vraiment faire, ce que ce salaud m’a appris : exploiter ce corps et ramener de l’argent à la maison. J’ai eu de la chance de ne pas dévier et de finir dans des cercles privilégiés, des harems pour riches… Je n’ai jamais connu la rue, juste le cuir des fauteuils et les volutes des cigares. Mais au fond, c’est la même chose, la même crasse humaine. Que tu me croies ou non, je n’attends qu’une chose. Quitter ce milieu pourri. C’est terrible à dire, mais mon client, Arthur, va m’y aider. En fait, je suppose que vous êtes ici pour la même raison que moi. L’argent…

— C’est un peu plus compliqué… Quand est-ce que tu es devenue asthmatique ?

Adeline écarquilla les yeux. Elle fit un signe de la tête et murmura entre ses dents :

— Derrière toi…

À l’entrée de la cuisine, la femme aux courts cheveux noirs, debout, pieds nus, enroulée dans une couverture grise. Le visage étrangement calme, ni triste, ni gai, ni intrigué. Des traits d’anesthésiée. Arthur arriva derrière elle, l’air serein.

— Elle s’appelle Emma, glissa-t-il dans un sourire. Elle… Comment dire… Elle aimerait s’habiller, mais ses vêtements…

Cathy réagit avec un temps de retard.

— Oh, vous m’avez fait peur, s’exclama-t-elle en se levant. Euh… Adeline est bien trop grande. Elle fait plutôt ma taille, au premier coup d’œil. J’ai ce qu’il faut, j’y vais… Même si mes habits ne sont pas faits pour habiller des allumettes. Vous pouvez le lui expliquer, Arthur ? Enfin, différemment…