Il lui tendit la main. Après un imperceptible mouvement d’hésitation, Adeline lui donna la sienne, qui tremblait. Il l’embrassa du bout des lèvres.
— Mon abricot… chuchota-t-il.
— Tu sais… Franz… Maintenant que tu me reparles de lui…
— Oui ?
— II… Il nous avait déposé deux lapins dépecés, hier matin, à l’abri à bûches ! J’avais décidé de les jeter dans le torrent, mais avec Cathy, on a fait demi-tour avant de l’atteindre. Du coup, on les a laissés dans la poudreuse, peut-être pas assez loin d’ici !
— Aïe ! Le genre d’erreur qu’il valait mieux éviter. Je vous avais pourtant prévenues.
La rouquine rejeta sa chevelure vers l’arrière et s’accroupit à sa hauteur.
— Dis… Tu penses qu’il a un rapport avec l’histoire de cette… Emma ? Ce Franz… Il a l’air sérieusement perturbé.
D’après ce que j’ai vu, il avait… Comment dire… lacéré les cavités oculaires des lapins !
Arthur grimaça.
— Écoute, attendons le retour de David. Cette Emma, comme tu dis, semble encore très affectée, elle a sans doute exagéré l’ampleur de son accident. Le froid, le noir, les ombres étranges portées par ces grands sapins… Qui aurait intérêt à traîner une bête déchiquetée au milieu d’une route où personne ne circule ?
— Justement ! C’était peut-être un piège, pour forcer un conducteur à s’arrêter ! II… Il s’agit peut-être d’un malade qui rôde dans cette forêt, déguisé en… Je ne sais pas moi ! Un fanatique qui vit là, tout près ! Et qui s’est amusé à déposer ces bêtes dépiautées au cabanon ! Nous sommes si loin du monde… Cette femme brune, tu as forcément remarqué la terreur dans ses yeux. Elle a vu quelque chose, Arthur. Quelque chose qui nous épie peut-être, recroquevillé derrière un tronc…
Elle s’avança vers la fenêtre.
— Les volets… C’est… C’est lui qui les a enlevés, j’en suis sûre… Il avait tout prévu… Il nous observe… Il nous observe, j’en ai la conviction.
La jeune femme regarda sa montre. Elle sentait l’angoisse monter en elle. Après tout, sans véhicule, ils n’étaient plus que de vulnérables naufragés sur une île entourée de monstres invisibles. Des prisonniers de l’infini.
— Depuis qu’on est là, chaque jour est pire que la veille, marmonna-t-elle. Faites qu’il revienne… Mon Dieu… Faites qu’il revienne vite…
20.
En d’autres circonstances, l’épopée de David dans ce feu d’artifice de verdure, au volant d’un puissant 4x4, aurait été fantastique. Des hectares de silence. Des infinis rendus violets par la réfraction de la lumière à travers la glace. Des sculptures irréelles, que seul l’hiver savait modeler. Mais les événements des dernières heures donnaient à l’endroit une tout autre tonalité. Nettement plus terne, plus macabre.
David fixait le GPS lorsque l’arrière du véhicule se mit à chasser dramatiquement. Il écrasa la pédale de frein, entraînant la masse d’acier sur le côté gauche puis, dans un contrecoup, sur le côté droit. Il plaqua ses paumes sur le volant. Qu’est-ce qui s’était passé ?… Était-il possible que…
Il descendit, l’œil rivé au sol. A ses pieds, des traces de pas de petite taille, orientées vers le chalet. Des traces de course… Des traces de fuite. Celle de la femme aux cheveux noirs.
L’héroïne, échappée de son roman. Encore elle.
David se retourna vers la voiture. Alors ses joues se creusèrent, sa gorge se serra. Pneus avant et arrière gauche crevés ! « Eh merde ! » Il souffla dans ses mains nues, contourna le véhicule. Juste pour vérifier.
Les quatre pneus étaient à plat !
De ses doigts gourds, il chassa la neige des roues, s’agenouilla, ausculta.
Des trous, en plein milieu des pneus. Gros comme des mines de stylo.
Ses muscles se contractèrent douloureusement. Il détailla les alentours, perturbé par les craquements dus aux amas neigeux devenus trop pesants pour les branches. Il se concentra. Un murmure lointain, semblable à une respiration terrifiante. De l’eau qui s’écoule…
La forêt changeait progressivement de visage. Terre d’abandon, de mystères, de meurtres… Moteur des cauchemars de jeunesse et des réveils en pleurs.
David ouvrit la portière côté passager, tira le couteau de son fourreau, puis fit quelques enjambées sur la route, à la recherche de ce qui lui avait fait perdre le contrôle du véhicule. Là-bas… Un reflet, sur le sol. Du métal. Il s’approcha avec prudence, l’arme pointée devant lui.
Alors, ses doigts se crispèrent autour du manche en ivoire.
Une herse, dissimulée sous un tas de poudreuse. Ses pointes, acérées et rouillées, barraient le chemin sur toute sa largeur.
David l’arracha du sol et la propulsa sur le côté, fou de rage. On venait de lui crever volontairement les pneus. On les avait coupés du monde.
Piégés ! Sans téléphone, sans voiture.
Il ne maîtrisait plus rien.
Il tourna sur lui-même, les poings serrés.
— Qui êtes-vous ? hurla-t-il. Qu’est-ce que vous voulez ?
Sa voix lui revint en écho.
Tapi dans les ténèbres, un fou jouait avec leurs nerfs.
Rentrer à pied, sans voiture ? Il n’osait imaginer l’état d’hystérie dans lequel cela plongerait Cathy. Il fallait trouver une solution. Et vite.
Il s’attarda de nouveau sur les empreintes. Les dessins des pneus, les pas de la fuyarde en direction du chalet. Puis d’autres traces, bien plus grandes. Des traces de raquettes. Elles montaient de la droite, et repartaient dans la même direction, entre les arbres.
Le propriétaire de la herse.
Un seul nom lui vint à l’esprit. Franz. Le colosse qui avait pénétré dans la cuisine. Celui qui avait dépecé les lapins. Qui d’autre ? Étaient-ils si nombreux à se terrer ainsi comme des bêtes recluses ?
Mais pourquoi ?
« Plus de vingt années coupé du monde », avait dit Arthur… Deux femmes, soudain, dans son environnement… La bête du désir qui se réveille. L’instinct du prédateur qui refait surface.
Ses doigts, ses oreilles commençaient à le brûler. Il retourna dans l’habitacle, enfila ses gants et son bonnet, et s’empara d’une lampe torche dans la boîte à gants qu’il plongea dans sa poche. Le GPS indiquait la B500 à cinq kilomètres de là. S’il voulait retrouver l’origine des griffes, il lui faudrait au moins une heure avant d’arriver sur place et de nouveau une heure pour revenir ici. Hors de question.
David tenta désespérément de faire repartir le 4x4. Mais les jantes patinaient. Le moteur hurlait. Rien à faire…
Il ferma la voiture à clé et retourna vers la herse.
Deux solutions.
Pister les marques de raquettes. Ou regagner le chalet, rentrer sans réponse, écrasé par les doutes et les suppositions.
Il regarda sa montre. Presque treize heures. Il lui restait encore quatre heures avant la tombée de la nuit.
Les gants, le bonnet, les après-ski, le gros blouson. Sa dernière randonnée remontait à loin, mais à l’époque, il se débrouillait plutôt bien. « C’est comme le vélo, ça ne se perd pas », se dit-il. Il serra le fourreau autour de sa taille, y plongea le poignard… Il eut alors une dernière hésitation. Cathy… Elle devait déjà être en train de paniquer. Mais bon… retard pour retard… Elle n’en mourrait pas. Il y avait plus important. Débusquer le monstre.