Il quitta le chemin et s’enfonça parmi les arbres.
La traque commençait.
Très vite, il se rendit compte qu’il faisait deux enjambées, pour une de l’individu qu’il pistait. Pentes, raidillons… Le relief luttait, comme pour écraser l’humain de fatigue. David se retourna à plusieurs reprises pour vérifier les marques de son passage. Son fil d’Ariane. Autour, le paysage défilait, identique à lui-même. Des sapins, de la neige. À perte de vue.
Sa montre. Treize heures trente. Au loin, la lisière de la forêt.
La lisière ?
Il accéléra le pas, malgré le sifflement dans sa gorge. Des bouffées de condensation jaillissaient de ses narines.
D’un coup, plus aucune végétation. Un lit immaculé. À l’infini…
Les tourbières.
Les tourbières du Wildseemoor, ensevelies sous la neige. Labyrinthe d’étroits chemins slalomant entre des étendues de boue. Là, partout, de la matière en décomposition épaisse de plusieurs mètres. Pire que des sables mouvants ou des crevasses. Un seul faux pas et c’était la mort. Une mort horrible.
Il hésita de nouveau. Du 4x4, il fallait environ deux heures de marche, à très bon rythme, pour rejoindre le chalet. Pas énormément de marge. Il s’autorisa néanmoins une demi-heure de pistage supplémentaire. Puis il rebrousserait chemin, coûte que coûte.
Il prit garde à bien poser ses pas dans les marques de raquettes. Autour, des craquements de glace. Les traces viraient à gauche, à droite, revenaient même parfois en arrière. Comment l’homme avait-il pu se repérer dans ce piège immense ?
Loin dans le ciel, les nuages s’organisaient en colonnes guerrières. David se sentait écrasé, ridicule dans cette nature démesurée.
Les empreintes… Dieu merci, il y avait les empreintes. Car à présent, il ne savait plus d’où il venait. Ni où il allait.
La neige lui montait jusqu’aux tibias. Après encore un quart d’heure d’efforts, il finit par croiser ses propres pas.
Alors il comprit, et son corps lui parut se vider de son sang.
L’autre s’était amusé avec lui. Il l’avait fait tourner en rond. Le citadin face au chasseur. L’agneau contre le loup. Qu’avait-il espéré, avec sa lampe torche et son pauvre couteau ?
Il se mit à paniquer. Il fit demi-tour et accéléra le rythme. Son jean, rentré dans ses après-ski, était mouillé jusqu’aux genoux. Ses articulations commençaient à le faire souffrir.
Atteindre la forêt, puis le 4x4, avant quinze heures. À tout prix.
Mais il retombait sans cesse sur ses propres traces. Encore, et encore, et encore…
Le fil d’Ariane était brisé.
À présent, il n’était plus question de Bourreau, de numéros, de griffes.
Mais de survie.
Le ciel virait au noir complet.
David ôta son bonnet et frotta son front trempé. Il pensa à son épouse et à sa petite fille, qui devaient l’attendre, le nez contre la fenêtre.
Une heure plus tard, lorsqu’il s’assit dans la neige, à bout de souffle, il songeait encore à elles, à quel point il les aimait. Et combien il aurait dû le leur dire.
Le froid l’enveloppait délicatement. Ses cheveux commençaient à geler.
Sa mère lui souriait, prête à lui dévoiler enfin ce secret qu’elle avait emporté dans sa tombe. Ce secret qui le rongeait, nuit après nuit.
Puis il revit Cathy et Clara, pressées contre lui. C’est toujours dans l’éclat étrange des dernières secondes qu’affluent les plus belles images, paraît-il.
Il ressentit un immense regret.
Dès lors, il sut qu’il allait mourir…
21.
Dans l’obscurité, à travers des tourbillons de neige, une lueur tremblotante, infime, perdue dans les ténèbres glacées, tel un radeau à la dérive.
La respiration lente et ridicule d’un chalet.
Cathy pleurait à la fenêtre du salon, un mouchoir écrasé contre son nez. Elle avait passé l’après-midi là, à attendre, persuadée, à chaque fois qu’elle rabattait puis ouvrait de nouveau ses paupières, de voir le 4x4 surgir sur le chemin. David ! Son David ! Il ne pouvait rien lui être arrivé ! Il allait revenir, forcément ! Peut-être avait-il simplement décidé de se rendre jusqu’au village ? Ou un problème avec la voiture ? Panne ? Crevaison ? Il saurait bien se débrouiller, il était fort, intelligent… Il reviendrait, et les embrasserait de toutes ses forces. Il ne les abandonnerait jamais… Pas lui… Pas comme ça…
Les autres s’étaient réunis autour de la cheminée. Plus personne n’avait envie de discuter ou de faire semblant. Le repas du soir n’avait pas été préparé, celui du midi, laissé sur place. Seule Clara dormait paisiblement.
Adeline brisa le silence :
— Je… Je crois qu’on devrait parler de ce qu’on va faire demain, osa-t-elle d’une voix qu’elle aurait souhaitée moins chevrotante. Au cas où… où il ne reviendrait pas cette nuit…
Cathy réagit du tac au tac :
— Comment peux-tu envisager qu’il ne revienne pas ! hurla-t-elle. C’est impossible !
Elle s’avança vers eux.
— De toute façon, encore une heure… Encore une heure et je vais le chercher. Avec une bonne lampe, des vêtements chauds…
— Je… Je ne veux pas retourner là-bas ! protesta Emma.
Elle rabattit ses mains sur sa poitrine, dans un geste de repli.
Adeline s’approcha de Cathy.
— Ce soir, ce ne serait pas raisonnable. Nous mourrions de froid… On partira à sa recherche dès le lever du jour… À plusieurs, et… armées…
— Vous êtes capable d’utiliser ce machin, vous ? intervint Emma en montrant le fusil au-dessus de la cheminée. On ne sait même pas si c’est rempli de balles ! Je… Je n’irai plus dans la forêt !
— Vous pourriez pas la boucler ! rétorqua la rouquine en lui attrapant le poignet. Je vous rappelle que si David est parti là- bas, c’est uniquement à cause de vous ! Quant aux cartouches, il y en a une boîte complète dans le laboratoire !
Emma se débattit. Ses joues viraient au rouge méchant.
— Lâchez-moi, dummkopf !
— Lâche-la ! répéta Arthur.
— Si elle veut rester, qu’elle reste ! s’écria Cathy d’une voix outrée. Moi, j’irai ! Seule ou accompagnée ! Avec ou sans arme !
Adeline se pinça les lèvres, les yeux rivés sur le Weatherby Mark.
— Je… Je viendrai avec toi, mais… j’ignore jusqu’où je pourrai avancer… Mon asthme…
Elle fut interrompue. Le bruit de la poignée, puis des coups répétés sur la porte.
Cathy se précipita, tourna les verrous, ouvrit en grand.
Des rouleaux de flocons s’engouffrèrent dans la pièce.
Un spectre courbé, dans l’embrasure. Le visage creux et terrifié. Le bonnet, le front, les sourcils ensevelis sous d’épaisses couches de glace.
Cathy l’entoura de sa chaleur explosive.
— Oh ! Mon chéri ! Mon chéri !
David enleva son bonnet, se frotta le visage et lança, les cordes vocales brisées :
— Qu’est-ce… qu’on mange ?
Il enlaça violemment son épouse, l’arrachant même du sol. Elle pleurait à présent de bonheur, comme elle n’avait jamais pleuré. Emma et Adeline s’étaient levées. La rouquine s’approcha pour l’embrasser, puis se trouva gênée devant cet être dont elle avait souhaité le retour plus que tout au monde. Elle plongea timidement les mains dans les poches de son jean.
— J’avoue que vos allers-retours incessants à la cafetière commençaient à nous manquer, lui lança-t-elle.
— Je compte… bien me rattraper… répliqua David en retirant son blouson.
Son regard tomba alors sur celui d’Emma, qui se tenait là, derrière. La silhouette longiligne… Ces yeux, curieux et effrontés… Cette rigueur sur le visage… Cette femme, il l’avait posée à plat, le matin même, sur les pages de son thriller ! Son personnage, échappé des griffes du Bourreau !