Arthur s’interposa.
— Fichez-lui la paix à présent ! Il lui faut du repos !
Il suivit David jusqu’à l’entrée de la salle de bains.
— Tu as très bien parlé, je t’en remercie. Elles ont toutes besoin d’être rassurées.
David jeta un œil dans le couloir, personne ne les entendait.
— Avec cette ambiance électrique, nous ne tiendrons pas une journée de plus. Chacun est prêt à étrangler l’autre. Cathy est quelqu’un de très nerveux. Parfois elle est même explosive… Mais Adeline et Emma m’ont l’air d’avoir aussi des caractères drôlement trempés.
— Dis-moi que tu ne m’abandonneras pas en cours de route… Le roman… Il me faut absolument le roman…
Arthur avait un air pitoyable de hyène déchue.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi c’est si important pour vous. Qu’est-ce que vous attendez de moi, réellement ?
— Simplement que tu me ramènes le Bourreau… Que tu le fasses se matérialiser… Pense à l’argent… Le vingt-huit, tout sera fini…
— Je m’en fiche pas mal de l’argent !
Il baissa d’un ton.
— Mais c’est d’accord, je reste. Je veux aller au bout de cette histoire…
Arthur changea instantanément d’attitude, comme on change de masque. Son front se dérida. Ses iris noirs exprimaient… pas de la reconnaissance, non… autre chose… Un soulagement infini ou… une forme de jouissance secrète.
— Une dernière chose, marmonna le jeune homme en rabattant lentement la porte. Je reste, mais ça ne signifie pas que je vous fasse confiance. Bien au contraire…
Arthur eut le temps d’attraper sa main. Il ferma les yeux, puis les rouvrit.
— J’aurais réagi exactement de la même façon, à ta place… On se ressemble tellement… Toi et moi, nous sommes liés…
David retira brusquement sa main et claqua la porte.
Il était frigorifié.
22.
Cathy s’était endormie. Trop de tension nerveuse. Une heure après le repas, elle s’était installée contre son mari, devant la chaleur des braises, incapable de combattre le sommeil que réclamait son organisme. David l’avait alors portée jusqu’à leur lit. Son épouse… Son enfant… Qu’avait-il voulu prouver en s’aventurant dans ces labyrinthes mortels ? Avec le recul, il était effrayé par son propre égoïsme.
De retour dans la cuisine, il ingurgita un bol de café. Au centre de la pièce, accoudée à la table, Adeline se tenait immobile, les yeux dans le vide.
— Vous n’allez pas vous coucher ? demanda David en rinçant son récipient.
— Pardon ? demanda-t-elle en secouant légèrement la tête.
Les pointes de sa chevelure rousse étaient emmêlées. Son visage démaquillé lui redonnait sa peau laiteuse, mouchetée d’un feu cuivré.
— Je vous demandais si vous alliez vous coucher, répéta David en s’asseyant à côté d’elle.
— Avec ce qui traîne dehors ? Je crois que mes nuits risquent de blanchir sérieusement.
Enfoncée dans le velours ocre d’une banquette, silencieuse, Emma veillait près de la cheminée. Elle les observait de loin.
— Et elle, pourquoi l’éviter ? chuchota David en la désignant discrètement du menton.
— Je… Je n’en sais rien. Depuis tout à l’heure, elle est devenue muette comme une carpe. En plus, je n’ai pas spécialement envie de lui parler. Mieux vaut la laisser tranquille, pour le moment… Elle semble sacrément bouleversée. Remarquez, il y a de quoi… Quinze kilomètres, seule dans les bois, la mort aux trousses…
Adeline se leva et avança jusqu’à la fenêtre, les bras croisés.
— Vous vous rappelez, ces sous-mariniers russes, piégés dans les profondeurs glaciales de la mer de Barents ? J’ai l’impression de vivre la même chose. Une force oppressante, partout et nulle part, qui cherche à nous broyer, là, juste à l’extérieur. Vous vous rendez compte que s’il… s’il venait à arriver un malheur, nous… nous n’avons plus aucun moyen de fuite, ni de prévenir les secours ?
— Arrêtez de dramatiser ! Ici, tous ensemble, nous sommes à l’abri ! Au pire, Christian viendra nous chercher dans trois semaines. Ce n’est pas si long, quand on y pense, et c’était prévu comme ça, initialement. En plus, je suppose que vous êtes payée tout aussi généreusement que moi. J’ai déjà connu pire, comme situation.
Les flocons s’écrasaient sur la vitre, telles des météorites furieuses. Petit à petit, le chalet sombrait sous un monde de glace, dans l’oubli des hommes et l’indifférence de la nature.
— Pas moi, rétorqua-t-elle. Enfin, pas dans le même registre, je veux dire. On ne sait pas ce qui se trame dehors. Et si… si quelqu’un se décide à nous faire la peau ? Une espèce de malade mental, de tueur, comme l’illuminé de votre dossier ? Ce… Ce Bourreau… On pourrait tous nous massacrer, nous passer des vêtements fluorescents, faire le tour de la forêt en traînant nos cadavres, que personne ne s’en apercevrait.
— Brillante imagination. C’est moi le romancier, pas vous.
Elle n’esquissa pas l’ombre d’un sourire.
— Il ne s’agit pas de fiction. Des faits horribles se produisent tous les jours, même en pleine ville, alors ici… J’ai toujours détesté les forêts… Ça fait des années qu’elles hantent mes cauchemars.
David la fixa avec un intérêt grandissant.
— Quel genre de cauchemar ? J’en ai aussi un, récurrent, qui me harcèle depuis l’adolescence. Une gamine qui…
— S’il vous plaît, parlons d’autre chose, parce que là, je crois que je vais craquer.
— Vous avez raison, dit-il en se levant. De toute façon, il faut que j’aille travailler.
— Ah oui… Votre livre… Je ne sais pas comment vous réussissez encore à écrire…
David se dirigea vers le couloir. Il boitait légèrement.
— Vous ne restez pas un peu, lui demanda Emma d’une voix fragile.
— Il me reste cinq pages à faire, ça risque d’être difficile, murmura-t-il. Je suis exténué. Vous n’avez pas sommeil ?
Elle se rongeait les ongles.
— Contraire à votre femme, je ne vais pas réussir à dormir. Surtout dans cette pièce avec… ces Gerippe, visibles de ma fenêtre. Tout cela est véritablement ignoble.
— C’était la seule chambre libre, désolé…
— Je… Je préfère encore attendre ici, dans le feu. Je ne sais pas comment vous faites pour rester si… positif. Je suis… terroriste…
— Terrorisée, vous voulez dire.
Elle frissonna.
— S’il vous plaît… Restez… Histoire de discuter d’autre chose que… de ce qui se passe à l’extérieur… J’ai besoin de… Je ne sais pas… ça me ferait du bien de parler…
— C’est que…
Les flammes projetaient des nuances rouges sur la partie gauche de son visage, tandis que le profil droit restait dans l’ombre.
— Arthur m’a dit que… vous êtes écrivain ?
David s’avança. Elle le détaillait avec attention. Elle se décala légèrement, afin qu’il s’asseye. Mais il resta debout, appuyé sur le dossier d’un fauteuil.
— Écrivain, écrivain… disons que j’ai écrit un roman.
— Alors il ne s’agit pas que d’une légende. L’écrivain… qui s’isole dans des endroits sinistres afin de creuser son aspiration.
— Inspiration. Il faut avouer que cette situation est particulière. … Mais ce serait trop long à vous expliquer, pour ce soir. Maintenant, si vous permettez…
Elle acquiesça, déçue. Depuis la cuisine, c’était au tour d’Adeline de les observer, par-dessus le mur où reposaient les brocs en faïence.
— Je ne sais pas vous intéresser beaucoup, reprit Emma.
— C’est pas ça du tout, mais…
— Il est certain que vous devez avoir une vie bouillante, comparée à la mienne.
— Pourquoi vous dites…
— Mon existence est d’un ennui accablant. Je dois sentir la vieille fille à plein nez.