— Vous interrompez toujours les gens comme ça ?
— Mon métier qui veut. Moins vous laissez causer le client, plus vous ven…
— Moi, mes clients, ils parlent rarement, l’interrompit à son tour David.
— Et qu’est-ce que vous faites ?
— Thanatopracteur…
Elle écarquilla les yeux.
— Pardon ?
— Ah, comment expliquer… Je… prépare les gens, quand ils sont morts, pour les rendre présentables à leur famille, avant leur enterrement.
— Non ! Ah ça, c’est incroyable ! Je n’aurais jamais cru !
— Pourquoi ?
Elle haussa les épaules. Deux sacs d’os qu’un marionnettiste délirant paraissait manipuler. Son cou, anormalement gros, donnait l’impression d’un personnage fait de pâte à modeler, ceux dont on assemble la tête et le reste du corps d’un coup de poing.
— Je… Je l’ignore. Vous êtes jeune, et votre très jolie apparence. … est plus proche du romancier de ténèbres que d’embaumeur. … Vous devez avoir un tas d’Anekdoten. Des morts qui se réveillent, par exemple, alors que vous les découpez. Ou… Je ne sais pas. Racontez !
— Désolé, mais…
— Au moins une !
David se réfugia derrière un sourire de politesse. Il détestait cette proximité qu’elle lui imposait.
— Non, non… Ce ne sont pas des choses dont on peut rire.
— Ne le prenez pas comme ça… S’il vous plaît, restez encore un peu. Je ne vous intéresse vraiment pas du tout ? Pourtant, vous avez risqué votre vie pour moi, sans vraiment me connaître. Et maintenant que vous avez l’occasion, vous fuyez ! Pourquoi ?
— Mais… Je n’ai pas risqué ma vie pour vous !
— Si ! Vous avez essayé d’aller à ma voiture pour…
— Mais non ! Je voulais juste comprendre ce qui vous était arrivé !
— Une cigarette… Il me faudrait vraiment une cigarette… Personne n’a ça, ici ?
David s’éloigna dans l’obscurité, sans même lui répondre.
— Si je prends peur, je sais où vous retrouver, ajouta-t-elle encore, criant un peu fort. Dans le Labor, je crois ?
De la cuisine, Adeline lui lança un regard de tueuse. David posa son index sur ses lèvres.
— Chut, vous allez réveiller tout le monde. Oui, je travaille dans le laboratoire. Mais s’il vous plaît, évitez de venir pendant que j’écris… Même Cathy ne le fait pas.
Il l’entendit marmonner quelque chose, mais ne s’en soucia pas. Il s’envolait déjà vers Ailleurs. Son ailleurs.
La Rheinmetall noire, sous l’ampoule pleurant ses watts. Le siège en cuir usé, juste devant. Autour, les luminescences vertes des Hydrotaeapilipes et autres comparses ailées. Plein sud, une large vitre, avec, pour toile de fond, les mâchoires charnues de la forêt. Cette pièce ressemblait à une salle d’exécution. La chaise électrique, au centre. Les yeux des observateurs, partout sur les murs. La glace du silence. Et lui, le condamné.
Cette image lui plut, en définitive.
Une fois la porte fermée, David s’installa, descendit d’un trait un verre de whisky, s’en servit un deuxième… Des craquements, dans le corridor. Sans doute Emma ou Adeline qui allait finalement se coucher.
Il patienta calmement, le temps que l’alcool fasse son effet.
Il brancha le lecteur CD et régla le volume au minimum. La Jeune Fille et la mort. L’allégro d’ouverture qui, chaque fois, le transperçait d’émotion.
Poils hérissés… Mains qui se rétractent… Doigts qui s’abattent sur les touches…
L’homme face à sa machine. Place à l’inconscient. Au moins soixante-dix pour cent des capacités cérébrales… Un renard, caché au fond d’un poulailler.
En avant… Phrases hachées, lettres torturées. Le style d’un boucher, entre les vers d’un poète. Quand il écrivait, il ne songeait plus qu’à cette face noire du monde. L’horreur, prête à jaillir dans le poison de ses lignes.
Cette forêt muette… Ces événements… Il en frémissait d’excitation…
À présent, le tsunami.
Ses pages… Les mots qui se déversent… Son héroïne, Marion, qui vient d’échapper aux griffes du Bourreau. La fumée qui sort de la cheminée. Elle pénètre dans le chalet, le souffle déchiré… Appelle à l’aide… Personne… Cuisine, salon. Sur le lit de la chambre, des revues pornographiques, des menottes, des cordes, imprégnées de sang séché. Elle est chez lui ! Chez celui qui vient de tuer son mari d’une balle dans la tête ! Et son enfant ? Qu’est-il arrivé à sa fille ? Comment a-t- elle pu les abandonner ? « Lâche ! Sale traîtresse ! » se maudit-elle. Elle s’effondre, se relève. Fuir, fuir… Un claquement de porte… Prise au piège. Des pas lourds. Le plancher qui craque, doucement, comme si l’autre marchait au ralenti. Le bruit qui enfle. Il approche. Elle veut mourir. Qu’il la tue ! Une douleur au creux de son ventre. « Non ! Ne crie pas ! Ne crie pas ! » Elle roule sous le lit. Ses muscles la brûlent.
Et la porte s’écarta lentement, en face, dévoilant une botte énorme dans l’embrasure…
David ôta la feuille de la Rheinmetall et l’empila sur les autres.
Maintenant qu’il était lancé, le roman venait à lui avec une facilité déconcertante. Comparé aux dix-huit mois que lui avaient demandés les six cent mille signes de De la part des morts. Ces jours et ces nuits qu’il avait passés en compagnie de Jack Frost, devant la lueur blême de son écran d’ordinateur. Jack Frost qui, serré dans son pull à larges mailles et ses Doc Martens, le mégot jaune aux lippes, l’avait littéralement passé à tabac. Blanc de l’œil explosé, scènes de ménage…
Jack Frost avait failli lui faire la peau.
David relut attentivement ce qu’il venait d’écrire, corrigea sept ou huit fautes de frappe. Un sourire de satisfaction illumina son visage. C’était vraiment très bon, du pur instinct, de l’imagination débridée. Son héroïne, Marion, était en définitive une sacrée garce. Avoir abandonné son mari et son enfant pour sauver sa peau… Quelle mère, quelle femme aurait fait une chose pareille ? De toute façon, pas le temps de s’intéresser à ces détails. Arthur n’avait qu’à aller se plaindre au service après-vente s’il n’était pas content.
En tout cas, lui, c’est comme ça qu’il l’aimait, Marion. Brute et sauvage.
Demain, il déciderait s’il la laisserait vivre. Bientôt, il mettrait en scène le flic, ce chien de rue, teigneux, acharné, mystique, dont Doffre avait parlé dans sa lettre. Il lui avait déjà choisi un prénom. David… Son sobriquet ? L’Embaumeur.
Deux heures cinquante-deux. Il terminait de se consumer, comme une vieille braise, bien incapable d’aller se coucher. Il était encore prisonnier de ses pages. Dans les bras de Marion. Oui, cette brune squelettique l’habitait déjà…
Emma…
Le Bourreau allait-il jaillir de ses pages, lui aussi ?
Franz…
Sur sa droite, le dossier, plongé dans l’ombre. Il hésita, puis le tira à lui. Les séances de Tony Bourne. Les pulsations cardiaques, tatouées sur les crânes des sept enfants… Les bilans psychologiques d’Arthur…
Les gonds gémirent. Porte ouverte. Il s’y précipita. Personne dans le couloir, pas un bruit. Tout le monde dormait.
Il retourna se cloisonner au milieu des odeurs de formol et d’éther. Son reflet dans la vitre, en face. Il aurait bien fermé les volets. Mais pas de volets…
Dossier ouvert. Les fiches couleur pomme, entre ses doigts… Il les parcourut rapidement. Sur les bristols, de moins en moins de notes du praticien. Sur les dernières, Arthur se contentait de consigner les dates de rendez-vous de son patient, à côté desquelles il dessinait des flèches. Vers le haut, vers le bas, ou à l’horizontale. A priori, elles représentaient l’évolution de l’état de Bourne, l’encéphalogramme simplifié de sa conscience. Quantité de flèches vers le bas…
Arthur s’était-il découragé face à cette psychanalyse qui ne progressait pas ? Car, à la vue des quelques lignes abandonnées sur les fiches, Bourne récitait toujours le même refrain. Son cœur malade, les numéros qui l’obsédaient, le souhait de quantifier le monde. Nombre de brins d’herbe dans un jardin, longueur d’un spaghetti, volume d’une expiration d’air. Peser, mesurer, compter. Une rengaine dont le psychologue devait avoir plus qu’assez.