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Bourne parlait, mais n’écoutait pas. Doffre écoutait, mais ne parlait pas.

Bourne n’en faisait qu’à sa tête.

Mais dans ce cas, pourquoi ne pas l’avoir orienté vers un psychiatre, plus à même de traiter son cas ? Pourquoi avoir continué à le recevoir ? Conscience professionnelle ? Envie de percer cette phobie des palpitations cardiaques ?

David empila soigneusement les bristols déjà lus, à gauche de la machine à écrire, et plongea au cœur des autres feuillets. La volonté de savoir. D’aller au bout.

Début de l’année 1979. Changement de cadence dans les dates des rendez-vous. D’une visite par mois, on passe à une par quinzaine, puis une par semaine, alors que la date du septième et dernier massacre approche. 7 janvier 1979, 14 janvier 1979, 21 janvier 1979… Cette fois, plus aucune remarque. De simples flèches. Février… Des rencontres bihebdomadaires, régulières… La psychanalyse qui se met enfin en route ? Après pas loin de deux ans de cache-cache ?

Mais alors, pourquoi ne plus prendre de notes ? Pourquoi juste ces flèches insignifiantes ?

Sous le crâne de David, et partout autour, les mouches se mirent à bourdonner.

Le vert iridescent des insectes. L’odeur de l’arum. La scie électrique.

Un film de neige collé au carreau avait chassé la nuit.

Retour au dossier. 7 mars 1979. Le dernier bristol. Trois jours après l’ultime carnage. Tout s’arrête. Plus d’annotations, de flèches, de fiches. Psychanalyse terminée. Ou interrompue brusquement…

David fouilla encore. Il dénicha un cahier, trouvé entre ces dernières conclusions et le rapport d’autopsie de Tony Bourne. Un vieux cahier d’écolier, aux pages jaunies et cornées. Il ne se souvenait pas l’avoir remarqué.

Il le considéra longuement, sans l’ouvrir.

Puis il s’en empara. Sur le cahier, une écriture tremblotante. Celle d’un droitier, qui pour la première fois coince un stylo entre le pouce et l’index gauche.

Un journal intime. Celui de Doffre.

Avril 1979. Pitié Salpêtrière.

Doffre, cloué sur un lit d’hôpital.

Ecriture écorchée d’un être qui avait tout perdu. Confessions d’un condamné à vivre.

Subitement, le laboratoire parut bien plus froid. David remonta le col de son sous-pull et éteignit le lecteur CD.

Il se mit à lire. Des plaintes, de la douleur, des malaises, des envies de mourir. Des gribouillis, des dessins macabres, noirs, bleus, rouges, transperçant parfois le papier. Sur une feuille, un seul mot, répété à l’infini. Mort.

Doffre ne parlait pas de suicide, mais de mort. Quelle mort ? La sienne ? Celle de son âme ? De son corps en miettes ?

David se redressa, la nuque douloureuse. Le martyre d’Arthur qui transpirait de ces pages le frappait en plein cœur.

À l’époque, Doffre devait avoir trente-cinq, quarante ans. Un psychologue doué, séduisant… privé net des trois quarts de ses membres. Le réveil, dans une pièce remplie de capteurs. Soudain découvrir que, sous le bassin, le relief des draps est figé. Tenter de bouger les jambes, le bras droit, qui n’existe plus, et qui pourtant gratte encore, démange, brûle… Apercevoir sa propre chair, pouvoir effleurer ses os. Moignons. Corps déchiqueté. Vivant. Une tortue qu’on retourne sur sa carapace et qu’on laisse se débattre, jusqu’à la mort. Savoir qu’on ne pourra plus jamais capturer la sensation de la vaguelette, venue mourir sur les pieds, les orteils enfoncés dans le sable chaud. Deux troncs déracinés, sous le bassin. Vouloir fuir sans le pouvoir. Un fauteuil roulant. Ad vitam aeternam.

David poursuivit la descente aux enfers. Doffre, qui raconte la douleur du membre fantôme, pendant des semaines. Des élancements paroxystiques dans son bras droit inexistant, à se claquer la tête par terre, tellement puissants qu’on lui injecte sans cesse des dérivés morphiniques… Puis le thérapeute, qui vient masser du vide… Geste inutile, mais qui soulage.

Faire comprendre à ce stupide cerveau que ce membre n’existe plus…

Et soudain, Bourne qui réapparaît. Partout entre les pages, une gangrène de l’écriture.

Aujourd’hui encore, Bourne est venu me rendre visite. Il reste de plus en plus longtemps, me parle énormément. Je ne l’écoute pas, il ne m’intéresse pas. Pourtant, je le laisse agir. Pourquoi ?

Il est mon ombre, celui qui marche à ma place. Chaque jour, j’attends sa visite, pire qu’un chien impatient du retour de son maître.

Il s’est mis sur le rebord de la fenêtre et m’a dit qu’il se tuerait si je ne m’en sortais pas.

Dans la chambre, Tony Bourne en oublie son propre malaise. Il ne dénombre presque plus. Juste d’imperceptibles mouvements de lèvres, de temps à autre. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il est en train de guérir…

Des visites devenues quotidiennes. David n’en revenait pas. Jamais la moindre allusion au Bourreau, aux massacres, aux fantasmes. Un type exemplaire, qui aide et qui rassure. « Un frère, un père, un clown, un enfant », avait écrit Arthur.

Aujourd’hui, il a joué un sketch de Coluche, et j’ai beaucoup ri. J’en ai eu mal aux mâchoires. Je n’avais pas ri depuis deux mois.

Un clown… Comment comprendre qu’un tueur en série, un assassin qui forçait les femmes à mutiler leurs maris, puis qui les torturait, les étouffait d’une façon démoniaque, vienne jouer les assistantes maternelles au chevet d’un handicapé ?

Comment était-ce humainement possible ?

David inspira un grand coup. Les livres, les articles, les reportages sur le Bourreau ne véhiculaient que la face noire de l’être. A présent, il comprenait pourquoi la police avait décidé d’enterrer cet autre pan de la réalité, de faire taire Arthur, de le contraindre à déménager.

Car un assassin qui aide son psychiatre à retrouver la lumière du jour…

Impensable. Extraordinaire.

Bourne devait rester un monstre, aux yeux de tous. Enjeux présidentiels obligent.

La fin du cahier approchait.

Cent quinzième jour après l’accident. Arthur explique sa sortie d’hôpital, ses premiers instants chez lui, épaulé par un assistant dénommé Christian, le vieux Christian au doigt en moins. L’écriture est régulière, déliée, Arthur est devenu un pur gaucher. On perçoit, au travers de sa prose, le soulagement, une forme de renaissance. La liberté. Des pages entières de croquis, sous tous les angles, de son fauteuil roulant, auquel il a donné un nom : Dolor. En référence à la souffrance. Sa souffrance. Peut-être pour cette raison qu’il exige que personne n’y touche, aujourd’hui encore. Sa souffrance.

Dernière feuille du cahier. 2 juillet 1979. Ultime confession.

J’ai tiré un trait sur le passé. Tout ce qui existait doit sortir de mon esprit. Cette maison, la psychologie, les patients, l’hôpital. Bourne en fait partie. Cela m’a été difficile, mais je lui ai demandé de ne plus jamais me rendre visite. Je l’ai vu se décomposer sous mes yeux. Il me semble n’avoir jamais autant blessé un être humain.

Demain, je brûlerai tous les dossiers.

Je dois laisser derrière moi l’inaccompli. Et renaître de mes cendres…

Le lendemain, Bourne se pendait. Un jour avant l’exécution programmée de son huitième double-meurtre. Celui censé clore la série.

Un bref grésillement, provenant du filament de tungstène. Puis l’obscurité complète, avant le retour de la lumière.

Où était la fin ? La réponse aux questions ? L’élucidation du mystère ?

Non ! Cela ne pouvait pas se terminer de cette façon ! Toutes ces victimes…

« Voilà le plus important de toute une vie, répétait sa collègue Gisèle. La manière dont on va mourir. Le lieu, l’instant, l’ambiance. Tout se résume en une poignée de secondes… S’il y avait un souvenir à emporter, ce serait celui-là… »