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Les Dumortier, Lefebvre, Potier, Pruvost, Cliquenois, Aubert, Böhme. Maris et femmes. Déchiquetés. Quel avait été l’ultime souvenir de ces gens-là ?

David prononça encore chaque nom, très lentement. Dumortier… Lefebvre… Potier… Pruvost… Cliquenois… Aubert… Böhme…

Sous ses yeux, leurs rapports d’autopsie, qu’il n’ouvrit même pas, se réservant le pire pour le lendemain. Il feuilleta de nouveau le dossier. Quelques articles de journaux. Les cartons vert pomme. Une photographie du Bourreau, vivant. Souriant, frange blonde sur le côté gauche, front très haut, barré d’une longue cicatrice. Strabisme prononcé. Stéréotype parfait du psychopathe. Le portrait-robot du Mal… Puis les expertises de la police scientifique, concernant la découverte du corps pendu de Bourne et les dizaines de preuves retrouvées à son domicile. Enfin les dépositions de témoins, prouvant sa culpabilité à cent pour cent.

Rien d’autre.

David rabattit la couverture, découragé. Durant toutes ces années, il n’avait rien appris. Toutes ces théories, ces hypothèses dressées au sujet du Bourreau, le décrivant comme un boucher, un être de colère, asocial, schizophrène. Du vent ! Mensonges ! L’esprit de Bourne était bien plus complexe. Plus ambigu.

David aurait donné cher pour savoir ce qu’avaient bien pu se confier ces deux êtres fracassés durant ces journées passées ensemble dans une chambre d’hôpital.

Bourne s’était-il suicidé simplement parce que Arthur l’avait rejeté ? Tout pouvait-il être aussi simple que cela ?

Non, bien sûr que non… Le praticien n’avait noté, sur ses bristols et son cahier, que ce qui l’arrangeait, c’était évident.

Toujours la même question, qui revenait : comment un psychologue avait-il pu ne pas déchiffrer, dans ces prunelles-là, la flamme rouge et perverse du psychopathe ?

L’influence…

« Tout est une question de point de vue, et d’influence », avait dit Arthur la première fois, dans le laboratoire. Qu’avait-il voulu dire ?

Il tira sur la chaînette, vidé de son énergie. Noir complet. Cinq heures vingt-trois du matin…

Avant de rejoindre sa chambre, il passa devant celle d’Emma, dont la porte était grande ouverte. Elle était éclairée par la lune, malgré le drap tendu devant la fenêtre. Sur l’écran blanc du tissu, des ombres pareilles à une toile d’araignée géante encoconnant un insecte.

David baissa les yeux. Une silhouette nue, sur le lit. Les reins cambrés, les fesses creusées, trop maigres, disgracieuses. La brune squelettique. Sa Marion…

Il voulut refermer la porte, mais il entendit la femme murmurer. Des chiffres, semblait-il. Neun… archt…

— Marion… Emma ?

Aucune réaction. Juste ces mots qu’elle ne cessait de répéter, comme un souffle sorti de son rêve. David s’avança le plus doucement possible.

— Neun… archt… sieben… archt… vier…

La connexion fut instantanée. 98784. Le numéro ! Le numéro tatoué sur le crâne du troisième enfant !

S’il avait été cardiaque, David serait mort à cet instant-là.

Il secoua la maigre charpente, sans ménagement.

— Emma ! Emma… Emma !

Elle émergea, en sursaut. Très vite, elle glissa un drap sur son corps décharné, strié de quatre marques parallèles. La Chose…

— Was ! Was ! David ?

— Ce numéro ! Ce numéro que vous venez de chuchoter ! Neun, archt, sieben, archt, vier. Que… Qu’est-ce qu’il représente ?

Elle se frotta les paupières, pas certaine d’être réveillée.

— Ich… Je ne saisis pas bien… Vous venez me stôren pour ça, ou pour…

Elle désigna la porte.

— Pourquoi vous avez ouvert ? Vous aviez bien une raison ?

— Mais pas du tout ! C’était déjà ouvert.

Elle se replia, genoux contre le torse.

— Je me trompe ou… vous… vous m’avez observée ?

— Répondez ! Le numéro !

— Vous… Je sais que vous m’avez étudiée… Vous êtes entré dans ma chambre pendant que je dormais…

David se sentit gêné.

— Emma… Parlez-moi d’abord de ces numéros… Ces numéros, neun, archt, sieben, archt, vier…

Elle se releva un peu, dévoilant un instant sa poitrine. Ses seins étaient pendants, d’une blancheur livide.

— Un nombre, qui n’arrête pas de immer wieder kehren dans ma tête, depuis mon accident. Juste avant que ma voiture percute l’arbre, j’ai vu ces chiffres. 98784. Le nombre parfait de kilomètres qu’indiquait mon Kilometerzahler. Pourquoi je l’ai retenu, je n’en sais rien. Mais je ne cesse pas d’y penser.

Elle prit la main de David.

— Pourquoi prendre… le prétexte de ce nombre pour… pour venir me voir ? David, vous êtes un peu… nigaud…

David perdait ses moyens, sa lucidité.

— Ce n’est pas… un prétexte. Mais…

Il retira sa main qu’il porta à son front.

— Vous avez un rôle dans cette histoire, Emma… Votre… Votre accident n’était pas fortuit… On… On dirait que nous sommes pris dans une spirale, une sorte de plan.

— Un plan ?

La marque au sommet du tronc. La photographie de l’entomologiste. Le compteur kilométrique. Trois nombres sur sept, découverts dans l’ordre des massacres… L’impensable, qui se matérialise.

— Le plan du destin… ou de la Mort… Une chaîne d’événements qui… reconstituent le chemin d’un homme, décédé voilà vingt-sept ans, et qui cherchent à nous conduire quelque part…

— Quel homme ?

David ne commandait plus ses nerfs.

— Un démon… De la pire espèce… Et qui essaie de revenir.

Elle attrapa de nouveau sa main.

— Vous êtes certain que vous n’essayez pas de me… rembobiner avec vos histoires bizarres ? Cette porte, elle était fermée, j’en suis certaine. Et là, maintenant, je vous vois assis sur mon lit…

Elle baissa les yeux, puis les releva.

— David, vous avez quelque chose à me dire ?

— Écoutez Emma. Je crois qu’il vaut mieux que…

Derrière eux, le grincement du plancher.

David, sur le lit. Elle, horriblement nue, lui souriant.

La foudre.

Le coup de poing s’abattit sur Emma avec la rage d’un ouragan, explosant sa lèvre inférieure.

23.

Des empreintes, apparues pendant la nuit. Au moins quatre, estima Cathy en plissant les paupières devant le soleil blanc qui se décrochait des cimes.

Depuis la porte du chalet, emmitouflée dans son châle à grosses mailles – l’un des horribles cadeaux de sa mère –, elle vérifia autour d’elle, puis risqua une avancée jusqu’à l’abri du merle.

La cage en bois avait été renversée dans la neige, explosée. Autour, des paquets de plumes noires. Pas de corps, ni de sang, mais un bec d’un orange vif, à côté de la petite entrée en arc de cercle. Glorieux vestige du volatile.

Cathy se rua vers le perron, faisant craquer la neige sous ses après-ski. D’après ce qu’elle avait pu apercevoir, les traces contournaient le chalet, évitant avec soin les pièges à loups, direction les amas de chairs grises et pourrissantes.

Ainsi, Arthur n’avait pas menti. La légende des lynx, attirés par l’odeur des carcasses, était devenue réalité.

Et maintenant, ces animaux affamés, excités par la charogne hors d’atteinte, rôdaient là, à proximité. Peut- être même l’observaient-ils en ce moment, prêts à la déchiqueter.

Elle se réfugia à l’intérieur, passa sa tête dans l’embrasure de la porte. Elle nota alors des traces de pas, sur le côté. Des allers et retours à proximité des fenêtres.

On les avait observés, cette nuit. Ce taré de Franz.

Dedans, dehors, les dangers se démultipliaient.