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Le duel psychologique commençait.

Elle décrocha le combiné et exigea la fermeture immédiate de leur messagerie électronique. Impossible sans envoyer un recommandé. Que faire ? Abandonnant Clara à ses pleurs, elle fila à l’étage, démonta le modem ADSL, fit sauter un composant minuscule avec un tournevis avant de revisser minutieusement le tout.

« Connexion impossible. » Le temps que David reçoive un nouveau modem, ça demanderait des jours. Une solution temporaire, pas définitive. Juste de quoi sortir la tête des cordes.

Son acte la répugnait, mais elle ferait tout pour préserver son couple. Parce qu’elle l’aimait, David. Elle l’aimait à tout rompre.

Avant de partir, elle avala un comprimé de Primperan. Un comble, elle avait les grossesses ultra-mauvaises. Des grossesses ponctuées de vomissements et de suées.

Elle prit Clara dans ses bras et referma la porte derrière elle. Une nuit, sûrement, Miss Hyde avait franchi le portail pour se cacher dans son jardin. Les avait-elle observés, tapie dans l’ombre, pareille à une veuve noire guettant sa proie ? Depuis combien de temps cela durait-il ? Jusqu’où irait la passion dévastatrice de cette folle ?

Très vite, le froid fit place à une autre piqûre, à la puissance décuplée. La peur.

Elle ne remarqua pas la femme installée dans sa voiture, au bout de la rue, un revolver sur le siège passager…

4.

Au milieu de la rue pavée, David relâcha son trop-plein de tension. Le colosse qui avait surgi du véhicule n’avait rien d’agressif, hormis sa carrure de Tour Montparnasse. Costume noir, gants blancs, chaussures derby à bouts pointus, cheveux gris gominés, plaqués vers l’arrière : le stéréotype du parfait majordome.

— Mon patron souhaiterait s’entretenir quelques instants avec vous, monsieur Miller. Nous avons conscience que cette manière de vous aborder est un peu abrupte, mais… monsieur Doffre pensait que cette rencontre originale ne déplairait pas à un auteur d’intrigues policières tel que vous…

David eut un mouvement de recul, ahuri.

— D’intrigues policières ? Mais… Qui êtes-vous ? Comment savez-vous que…

— Nous avons essayé de contacter votre éditeur, qui a refusé de nous donner votre numéro personnel, et comme vous êtes sur liste rouge… Mais monsieur Doffre est un enquêteur dans l’âme. Avec les informations glanées à votre propos sur internet, et quelques coups de fil, nous avons réussi à obtenir votre adresse…

Il baissa la voix.

— Mon patron est très admiratif de votre travail, mais aussi très… comment dire… capricieux. Il était tellement impatient de vous rencontrer qu’il a décidé de venir vous attendre devant chez vous, hier soir. Une interminable attente, puisque nous ne vous avons pas vu rentrer…

David posa ses lourdes valises sur le trottoir.

— Qu’est-ce qui vous empêchait de venir sonner à la maison ?

— C’est que… Monsieur Doffre a perdu l’usage de ses jambes. Et, pour une première rencontre… il ne voulait pas se montrer à vous cloué dans son fauteuil roulant. Dans sa voiture, il se sent… bien, et en sécurité…

David promena son regard sur les vitres teintées.

— Il est venu là, maintenant, uniquement pour discuter de mon roman, vous dites ?

— Précisément.

David n’en revenait pas. Un individu qui se déplaçait en voiture de luxe pour parler de son premier livre. Puissante berline, avec chauffeur. Insistant, qui plus est. Après tout, peut-être fallait-il lui accorder une minute ou deux ? La bonne coopération de Marguerite lui avait permis de prendre de l’avance sur le programme chargé de la journée.

— Bon, eh bien… d’accord, rétorqua David. Mais à une condition.

— Laquelle ?

— Ne touchez pas à mes valises, s’il vous plaît…

Le chauffeur acquiesça et lui ouvrit la portière.

— Installez-vous, monsieur Miller, prononça une voix posée.

David lança un bref coup d’œil à l’intérieur et s’engouffra dans le paquebot. Tour Montparnasse se figea dans le brouillard, entre les valises. Dans cet univers de cuir, deux yeux intensément noirs fixèrent David. Un vieil homme au crâne lisse et au visage ridé, d’une expression plutôt rassurante.

— Pardonnez-moi de ne pas vous avoir accueilli en personne, dit-il avec ce même ton tranquille, mais…

— Je… Je sais, répliqua David. Votre chauffeur m’a… m’a parlé de vos difficultés à vous déplacer.

— Christian est parfois très maladroit dans sa manière de présenter les choses.

Un long trois-quarts en fourrure couvrait ses jambes jusqu’au sol. Il tendit sa main gauche. Ongles soignés, doigts très fins.

— Je m’appelle Arthur Doffre.

— David Miller, mais… mais je pense que… que vous le savez déjà.

Doffre répondit par un léger sourire.

— Je vous sens nerveux… Cette façon peu commune de se rencontrer, certainement… J’en suis désolé, mais je ne pouvais attendre plus longtemps, je devais vous voir ! Peut-être préféreriez-vous un lieu public ? Je peux bien faire l’effort de…

— Non, non… ça ira, monsieur.

— Très bien… Un ami m’a transmis votre roman qui, je l’avoue, m’avait échappé. Je suis pourtant à l’affût des nouveautés littéraires, mais là…

— C’est qu’il a été noyé dans la masse. Un simple livre, parmi huit cents autres parus le même mois. Pas facile de se faire une place, surtout pour un inconnu.

Doffre sortit l’ouvrage de la poche de son manteau et le feuilleta rapidement. Vu l’état de la couverture, il devait l’avoir lu et relu.

— Un simple livre, dites-vous ? Une véritable réussite, oui ! Je suis un énorme lecteur de polars, et je dois dire que vous m’avez littéralement bluffé !

— Vous me flattez… Mais ça me fait plaisir. Vous savez, on m’a beaucoup reproché son caractère… glauque… « glauquissime » même, m’a-t-on dit.

Doffre plaqua sa nuque contre l’appuie-tête. Dans la lueur du plafonnier, sa main droite luisait. Prothèse.

— Les lecteurs sont de bien étranges créatures, répliqua-t-il. Ils s’abreuvent de sang, se délectent devant les pires atrocités que leur servent les thrillers à deux sous… tant qu’ils ne se sentent pas concernés. Ils se croient extérieurs à tout cela. Mais vous, vous avez frappé là où ça fait mal, vous les confrontez à ce qu’ils repoussent sans cesse, par tous les moyens. Leur propre mort, cette réalité du corps pourrissant.

David approuva la remarque. Enfin un lecteur qui le comprenait.

— C’était peut-être une erreur, enchaîna-t-il d’une voix qui ne tremblait plus. Je n’ai pas réellement tenu compte du côté détente, évasion du livre. Ces pages qu’on tourne au coin d’un bon feu, après une pénible journée de travail… Je voulais le pire, tout le temps, derrière chaque page. Et du réalisme. Trop de réalisme. Je vais essayer d’y remédier, pour le prochain.

— Y remédier ? Mais il ne faut surtout pas ! En tout cas, vous feriez un malheureux ! Je n’ai plus que ça… les livres…

Il inspira, le regard incliné vers le bas.

— Malheureusement, il faut bien que je tienne compte des critiques, que j’essaie d’aller dans le sens du public… C’est la seule façon d’y arriver.

— Écrire contre votre nature ? Hmm… Je ne sais pas si c’est une bonne solution… On devine tout de suite à votre manière de raconter les histoires que vous êtes habité, hanté devrais-je même dire… Mais je me trompe peut-être…

— Pas vraiment, non. Habité, oui… Je crois que c’est le mot… Des images un peu noires, qui trottent dans ma tête.

— Des morts ? Tous ces hommes, ces femmes, ces enfants que vous videz chaque jour de leur substance ? Ils vous harcèlent ?

— Vous savez, la mort est laide, elle répugne, elle réclame qu’on hurle quand on la croise. Moi, je la contiens, j’en fais abstraction. Mais, en définitive, tout reste enfoui en moi. Alors, la plume, c’est comme…