Ni David, ni Adeline n’oseraient le tuer. Quant à ce vieil handicapé, il était bien incapable de le faire lui-même.
Restait la menace Emma Schild. Un porcin à tuer, pour quatre mille euros. Cette conne était capable d’accepter. Mais elle saurait l’en empêcher, dût-elle la séquestrer dans sa chambre.
« Vous allez regretter votre geste », lui avait-elle craché d’un air complètement absent. C’était ça, finalement, le plus effrayant. Ce visage creux et vide, presque transparent, capable de déverser des tonnes de lave en une fraction de seconde.
— Vous n’y êtes pas allée de main morte avec Emma, lui dit Arthur, tandis qu’Adeline l’installait à table. Elle est venue se plaindre, à l’instant, de votre comportement.
— Mon comportement ? Mon comportement ? C’est moi qui dors nue, la porte grande ouverte ? Qui déplace des meubles à neuf heures du matin ? Mon comportement… C’est la meilleure, celle-là !
Arthur desserra un peu sa cravate et glissa délicatement une serviette sous le col de sa chemise blanche.
— J’espère sincèrement que vos petits différends vont s’arranger. Cela me peinerait de vous sentir mal à l’aise… Je ne voudrais pas que le bien-être de notre communauté s’en trouve déséquilibré. Ni que ces heurts puissent affecter les écrits de David.
Il avala un morceau de croissant puis s’essuya les lèvres de façon maniérée, avant d’ajouter :
— Il faut être tolérant avec cette jeune femme. Vous êtes suffisamment intelligente pour imaginer le traumatisme qu’elle vient de subir…
Cathy bouillait. Si elle restait ainsi en face de lui, elle allait lui tordre le cou. Elle se rua vers la cafetière, sans réfléchir, se versa une pleine tasse de café et l’ingurgita d’un trait. Voilà à quoi elle en était réduite : avaler la boisson qu’elle détestait le plus au monde.
— Et quel est le programme de la journée ? demanda-t-elle dans une grimace. Déplacement puis empilement de tous les meubles du chalet ?
— Ne soyez pas acide, répliqua Arthur en promenant ses doigts sur les courbes de son bol en faïence. Emma a juste bougé le lit et la commode. Certaines personnes ne parviennent pas à dormir la tête orientée vers le nord. C’est magnétique.
Il continuait à petit-déjeuner tranquillement, comme si la situation n’avait rien d’anormal. Cathy claqua sa tasse sur la table, le foudroyant du regard. Elle s’apprêtait à quitter la pièce quand David arriva, blouson fermé, bonnet, après-ski, écharpe à la main. Premier réflexe, la cafetière.
— Si tu comptes encore jouer les Rambo, c’est hors de question ! l’agressa immédiatement Cathy. L’expérience d’hier ne t’a pas suffi ?
David la regarda sans répondre. D’épouvantables cernes alourdissaient son visage. Il se tourna vers Doffre.
— La cabane de Franz se trouve bien derrière l’abri à bûches ?
— Effectivement. À un kilomètre selon les entomologistes. Il faut remonter vers le torrent, et le longer.
— Bon… Je vais aller jeter un œil. Je resterai sur mes gardes, ne vous inquiétez pas.
Il se dirigea vers l’arrière-cuisine et s’empara d’une bouteille de whisky.
— À notre tour de lui offrir un petit cadeau.
— C’est une excellente idée ! s’exclama Arthur.
Cathy explosa.
— Tu restes là !
— Calme-toi ! Tu ne vois pas qu’on va tous devenir fous si on continue comme ça ? Il faut crever l’abcès ! Je suis persuadé qu’il n’y est pour rien, et il pourra certainement nous expliquer ce qui se passe !
Elle lui agrippa l’épaule.
— Mais pourquoi tu veux y aller ? On pourrait préparer notre expédition ! S’enfermer ici et partir demain, très tôt ! Il y a bien une voiture qui passera sur cette putain de route !
— Avec ce qui est tombé cette nuit ? Plus de trente centimètres de neige ! Ça m’étonnerait que les saleuses circulent dans le coin !
Il s’adressa à Arthur :
— Emma va m’accompagner, puisqu’elle parle allemand.
— Vas-y et je te quitte sur-le-champ ! hurla Cathy.
— Emma est encore très fatiguée, fit Doffre de sa voix mielleuse que Cathy ne supportait plus. Adeline va y aller avec toi, elle se débrouille en allemand.
— Vous pourriez la laisser se décider toute seule ! s’emporta Cathy.
Elle se tourna vers David.
— Tu veux y aller ? Si c’est ça, je viens avec toi !
Elle se précipita vers le portemanteau, tout en continuant à râler :
— Ah, j’oubliais ! Il y a des lynx dehors ! Trois beaux lynx, qui sont venus faire patte folle avec le merle. Et puis, on nous a observés cette nuit. L’espèce de taré qui s’amuse à nous effrayer depuis le début ! Mais je suppose qu’on s’en fiche ?
— Les lynx ne sont pas vraiment un problème, expliqua Arthur. Ils ne chassent…
— Que la nuit, je sais ! Pourtant, spécialement pour nous, je les sens bien s’octroyer une petite exception !
Les mots sortaient de sa bouche en un flot amer. Excédé, David ne cherchait même plus à l’excuser. Cathy était devenue comme ça. La chieuse de service.
— Je suis d’accord pour me joindre à vous, ajouta Adeline d’un ton peu assuré. Juste le temps de me couvrir. Mais je vous préviens, mon allemand, c’est une catastrophe. J’ai appris sur le tard… Disons qu’avec le langage des signes, on devrait se débrouiller…
— Très bien ! Allez-y tous les trois, c’est mieux, confirma Arthur.
— Mais oui… à trois, c’est drôlement mieux ! rétorqua Cathy.
Ce n’est que lorsqu’elle vit Emma entrer dans le salon qu’elle réalisa l’erreur qu’elle était en train de commettre. Elle ôta lentement la parka qu’elle venait d’enfiler.
— Et puis non ! Allez-y tous les deux !
— Peut-on savoir ce qui vous fait changer d’avis ? lui demanda le vieil homme.
— Clara va se surveiller toute seule ?
Doffre plissa légèrement les paupières, un horrible rictus leva une partie de sa lèvre supérieure. David soupira, désespéré devant l’arrogance de son épouse.
— Je peux la garder, proposa Emma d’un ton très doux. Au moins je me rendrai utile. J’ai toujours aimé les Kinder.
Elle perdit sa bonne humeur quand Cathy s’avança vers elle.
— Vous, retournez dans votre chambre bouger vos meubles et fichez-nous la paix ! Les Kinder, c’est ça ! Pour rien au monde je ne vous laisserai ma fille ! Pour rien au monde, vous m’entendez ?
— Dreckskerl !
Cathy se retourna vers Adeline.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
La rouquine haussa les épaules.
— Ça suffit, bon sang ! cria David en claquant du poing sur la table. On dirait des ados dans une colonie de vacances ! Tu arrêtes maintenant Cathy !… Bon, Adeline, allons-y !
Il se dirigea vers le salon, rapidement suivi par les autres. Il s’approcha de la cheminée, décrocha avec précaution le fusil de son présentoir et s’assura qu’il était chargé.
— Hors de question de l’utiliser, se justifia-t-il pour prévenir les commentaires. Je compte juste le cacher derrière un tronc, à proximité de la cabane, au cas où…
— Au cas où quoi ? s’emporta Adeline. Vous ne l’utiliserez pas ? Alors laissez-le ici ! Si vous prenez ce fusil, je reste !
— C’est quoi, votre problème, à vous ? répliqua-t-il sèchement, incapable de se contenir.
Il hésita longuement, dévisageant tour à tour Emma, Doffre, Adeline, Cathy. Il s’apprêtait finalement à reposer le Weatherby Mark, quand son mouvement s’interrompit net.
Une intuition.
Il ramena l’arme devant ses yeux et la considéra sous toutes ses coutures. Canon, pontet, fût, lunette et…
Accélération de son rythme cardiaque.
Ce fut à droite de la crosse qu’il le dénicha, gravé dans l’étain, minuscule.
Le numéro de série.
Identique aux cinq chiffres définitivement imprimés dans son cortex. 9-8-1-0-1.