— Griche ! Griche ! Griche !
Draps arrachés, lit retourné, marques d’ongles sur les lambris. Par la fenêtre, au loin, une masse, toute rose et plus petite que les autres.
Des traînées grasses, sur les vitres. Empreintes de doigts.
David laissa tomber un regard plein d’effroi sur son épouse.
Cathy avait assisté à l’exécution. Elle avait vu Grin’ch se faire vider de son sang.
Dans un terrible grognement, la jeune femme poussa son mari aussi fort qu’elle le put et se fraya un passage vers la porte. Dans son poing droit, un scalpel.
— Sale garce ! Je vais te saigner !
David tenta de la stopper, mais dès que Cathy sentit la pression sur son poignet, elle frappa, par instinct.
Le sang gicla.
Une entaille, au niveau du pouce.
— T’approche pas ! vociféra-t-elle en agitant l’instrument tranchant.
Un démon l’habitait. Son blanc de l’œil était injecté.
Elle était partie pour tuer.
Emma s’était réfugiée dans un angle, ses bras squelettiques rabattus sur sa poitrine. Elle tremblait et semblait ne pas comprendre.
Adeline essaya d’intervenir, mais Cathy lui fît clairement saisir qu’elle devait rester à l’écart. Quand elle aperçut Doffre, elle hurla :
— Ne vous avisez pas d’approcher, espèce de fumier ! Ou je vous arrache votre prothèse ! Vous allez crever ici ! Je vous jure que vous allez crever ici, comme un chien !
Clara courait de pièce en pièce, le sourire aux lèvres, persuadée que le porcelet magique jouait une nouvelle fois à cache-cache.
— Griche ! Griche ! Griche !
Cathy s’approcha d’Emma, contrôlant les mouvements de chacun des autres autour d’elle.
— Mais calmez-vous ! supplia Emma. Que se passe-t-il ? Vous êtes malade ou quoi ?
— Vous avez raison, je suis cinglée ! Sacrément cinglée, même !
La lame siffla dans l’air, à dix centimètres du nez d’Emma.
— David ! Elle va me tuer !
— David ! Fais quelque chose ! ordonna Doffre.
Cathy se retourna, trop tard. Elle reçut un choc dans le dos, qui la propulsa sur le sol. Son mari l’écrasait, de tout son poids.
— Calme-toi ! Ma chérie ! Mais calme-toi, bon sang !
Elle se débattait dans tous les sens. Sa tête claqua contre le parquet, son arcade se mit à bleuir.
— Tu vas te blesser ! Mais arrête, putain !
David ne parvenait pas à l’immobiliser. Elle se cabrait, rageait, mordait dans le vide.
Elle hurla plus fort encore quand une aiguille se planta dans son mollet.
— Qu’est-ce que vous faites ! brailla David.
Le vieil homme était penché vers l’avant, une seringue entre l’index et le majeur.
— Un calmant. Elle risque de se faire très mal, et aussi aux autres. Tout va bien se passer. Elle restera tranquille deux petites heures…
Arthur avait un visage incroyablement serein.
— Espèce d’enfoiré ! cracha Cathy. Enfoiré ! Enfoiré ! Enfoiré ! Tous des enfoirés ! Même toi, David !
Des bulles vinrent mousser sur ses lèvres. Elle se mit à pleurer, alors que ses muscles se relâchaient, que son corps ne se soulevait plus que par à-coups nerveux. David la maintint fermement par les poignets jusqu’à ce qu’elle s’immobilise. À présent, il lui caressait la joue. Il était plein de colère, de honte, d’indignation. Adeline s’était agenouillée à leurs côtés.
— Mon Dieu, supplia-t-elle. Pourquoi ? Je veux comprendre !
David se leva et brandit le poing. Il allait frapper sur cette gueule pisseuse, pitoyable. Lui arracher un à un les membres, les dévorer, au point de s’éclater la panse d’une overdose de plastique.
Arthur ne bougea pas d’un millimètre, le défiant du regard. Sa face ressemblait à celle d’un mannequin de cire.
— Vas-y, murmura-t-il. Frappe !
Soudain, derrière, un claquement effroyable. Adeline venait de gifler Emma, qui finit à quatre pattes, la marque des phalanges incrustée sur la joue.
— Mais… Pourquoi ? pleura la brune squelettique. Arthur ! Pourquoi elle me fait ça ?
Adeline s’enfuit dans le couloir, le visage entre les mains.
— Non, je ne vous cognerai pas, dit David en se baissant vers Cathy. Ce serait trop facile.
Il porta son épouse jusqu’à son lit. Quelques instants plus tard, Clara apparut dans l’embrasure de la porte.
— Griche, papa… Griche est où ?
Elle fixait sa mère, l’index sur les lèvres. Après s’être enroulé le pouce sanguinolent dans une serviette, David s’agenouilla à sa hauteur.
— Grin’ch est très fatigué, tu sais.
— Griche papa… Veux voir Griche…
Clara était sur le point d’éclater en sanglots. David lui repoussa les mèches derrière les oreilles.
— Grin’ch a très froid, ma puce. Alors papa va aller chercher Grin’ch, puis nous le coucherons sur une couverture, pour qu’il se repose bien et qu’il se réchauffe. C’est toi qui t’en occuperas. Tu voudras coucher ton petit cochon sur la couverture ?
La petite fille sautilla.
— Wouiii !
— Je vais appeler Adeline, elle va jouer avec toi, le temps que papa récupère Grin’ch qui s’est sauvé dans les bois, d’accord ?
— Dort maman ?
— Oui…
Mais il ne trouva pas la force de laisser Cathy seule. Il resta là, allongé contre elle, à murmurer, à l’embrasser doucement. Le sommeil de Cathy était son alcool, qui le désinhibait, ouvrait son cœur, le libérait. Il lui dit qu’il l’aimait, qu’il n’y avait jamais eu qu’elle. Il lui raconta encore que s’il parlait si peu, c’était pour la protéger, pour qu’elle ne souffre pas, qu’il préférait encaisser seul les coups. Il lui confia finalement que s’il devait recommencer sa vie, il choisirait exactement la même. Parce qu’il avait en elle une confiance absolue.
Une confiance absolue…
Il lui dit tout ce qu’il aurait aimé lui dire…
Puis il se leva, sans ciller, s’interdisant de pleurer devant son enfant.
Le petit être de blondeur et d’amour, lui, se colla contre sa mère, le pouce dans la bouche. Un inexprimable moment de tendresse et de douleur muette. Que pouvait-il bien se passer dans sa tête ? Que comprenait-elle ?
David eut peur. Peur pour son épouse. Peur pour sa fille.
Au bord des larmes, cette fois, il prit sa puce par la main et sortit.
Dans la chambre d’en face, Adeline fourrait des vêtements dans sa valise. Le kimono rouge, toutes les mochetés qu’Arthur lui avait offertes gisaient sur le plancher.
— Hors de question que je dorme une nuit de plus avec ce malade ! vociféra-t-elle en s’essuyant le coin de l’œil. Il n’a qu’à se débrouiller avec l’autre exécutrice, puisqu’ils s’entendent si bien !
Elle se moucha dans une serviette éponge.
— Dites-moi que demain, on tente quelque chose ! Dites-moi qu’on va foutre le camp de cet enfer ! Dites-moi juste ça, David !
David plaça Clara devant lui.
— Essayez de vous calmer, Adeline, vous allez lui faire peur. J’y réfléchis vous savez. Croyez-moi, j’y réfléchis…
— Réfléchissez bien, alors ! Il y va de la santé de Cathy. Je l’aime beaucoup, et je sais que tout ceci pourrait très mal se terminer. Si… si on reste, je… j’ai peur de ce qui va arriver…
— Adeline… J’ai besoin que vous vous occupiez de Clara et de Cathy. Que vous ne les quittiez pas des yeux. Je peux compter sur vous ?
Elle acquiesça.
— Qu’est-ce que vous allez faire ?
— Leur ramener Grin’ch, dit-il en s’éloignant.
Adeline resta clouée sur place, ahurie, alors qu’il fonçait vers le laboratoire pour s’emparer de l’instrument du bourreau : la Rheinmetall.
— Voilà qu’il s’en prend à cette malheureuse machine à écrire ! s’exclama Arthur tandis que David traversait le salon. Vas-y ! Défoule-toi ! Tu écriras à la main, s’il le faut !
David brandit la masse noire au-dessus de sa tête et la jeta par la porte. Elle disparut dans la neige.