— J’aime percevoir cette terreur ! clama le tueur en s’approchant. Celle qui se reflète dans tous les regards. Cette même peur, intemporelle, inaltérable, qui remonte du fond des temps. Ton regard, ils l’ont tous eu avant de mourir. Oh, David ! La plus grande jouissance n’est pas dans l’acte final, mais dans tout ce qui mène à cet épilogue. La domination. La destruction. Ce moment où les victimes retournent au stade primitif, où elles redeviennent… des bêtes !
Sa main s’attardait sur les contours du vase.
— Il n’y a plus que cela qui m’aide à tenir, avoua Doffre en désignant l’objet rose. Sais-tu ce que je vois en ce vase ? Sais-tu ce qu’il représente pour moi ?
Il décocha un rire bestial.
— Un vagin ! Un vagin de pucelle ! Et ce bras de fauteuil roulant ? Et ces brocs en faïence ? Réponds, David ! Tu en es capable ! Toi, le spécialiste des tueurs en série !
— Bou… Bourne… bégaya le jeune homme.
— Ah ! Bourne ! Bourne, Bourne, Bourne…
Doffre laissa échapper un ignoble ricanement.
— Bourne n’aurait pas fait de mal à une mouche. C’était un pervers inactif, juste bon à fantasmer devant les rubriques nécrologiques ou les photos de chairs mortes. Ce goût morbide le torturait, il se dégoûtait lui-même… Et pourtant, chaque jour, il avait besoin de sa dose d’abject. C’était sa nature, sa personnalité, et il n’y avait aucune thérapie pour ça. Sauf la mienne. Ma thérapie. L’emmener là où il n’était jamais allé…
Il s’empara d’un scalpel et fit jouer la lame dans la lumière.
— Je l’ai aidé à plonger dans l’esprit du Bourreau, dans mon esprit. Je l’ai nourri de mes histoires, je l’aidais à se représenter les scènes de crime, à sentir l’odeur des chairs qui s’ouvrent sous le fil du bistouri. Je l’ai transporté dans l’univers du Bourreau exactement de la même façon que je l’ai fait avec toi. Il a transpiré, vibré, joui à sa place, à ma place. Je ne le guérissais pas, j’empirais son état ! Il devenait dépendant… dépendant de l’horreur.
— Mais… Mais pourquoi ? Je veux… comprendre…
— Pourquoi ? Pourquoi ! Mais parce que tout passait dans ses yeux ! Les meurtres, les cris, la douleur ! À chaque fois que je le rencontrais, avec sa frange parfaite, son strabisme, sa cicatrice, je l’imaginais découper les chairs, humilier les victimes ! Et il m’en parlait ! Il me parlait de tout ça au cabinet… Il allait même jusqu’à se frotter les doigts sur du papier de verre ! Il s’était procuré une balance et fabriqué une plume de cent vingt-cinq grammes, comme le Bourreau ! Et il racontait ce qu’il croyait vivre, et que moi je vivais réellement ! Il ravivait les braises ! Grâce à lui, j’agissais, sans cesse, même quand je ne tuais pas. Sans cesse… Nous formions le duo parfait…
D’un geste sec, il planta l’instrument dans le bois de la table.
— Et après l’accident, le Bourreau est mort… poursuivit David en secouant la tête. Et donc Bourne devait partir avec lui…
— Forcer Bourne à se suicider… Faire le deuil du Bourreau en lui inventant une histoire et un personnage… Le faire disparaître aux yeux du peuple, des médias… A mes yeux… Satisfaire la police, avec cette histoire de souffle au cœur… Donner un sens à ces numéros gravés sur les crânes, afin de clore l’affaire … J’ai rédigé toutes ces fiches d’analyse en deux nuits, et puis j’ai brûlé tout ce qui concernait le vrai Bourne, le petit obsédé sexuel. La police a tout gobé, même son voisinage l’a enfoncé. Ils étaient tellement pressés de classer le dossier ! De faire taire les grondements qui s’élevaient de la rue !
Il serra le poing.
— Oui, forcer Bourne à se supprimer ! Je devais chasser le Bourreau, l’éliminer ! Il ne devait plus exister ! Mais c’était impossible ! Il a toujours fait partie de moi ! Je suis ce qu’il est ! Je suis le Bourreau, même dans un fauteuil ! Le Bourreau ne pouvait pas mourir ! Il était invincible !
Plus aucune émotion dans les prunelles de Doffre. Aucune tristesse, aucune joie. Une froideur absolue.
— Il me fallait une raison de vivre. Il me fallait des objectifs. Dignes de ce que j’ai toujours été… Satisfaire les appétits du Bourreau, continuer à respirer, malgré Dolor…
— Alors… Alors, après que la DST vous… vous a forcé à disparaître, vous avez… repris votre activité de psychologue, de manière non officielle… Vous avez modelé des esprits malades… Vous… Vous avez agi non plus sur le terrain, mais… depuis votre fauteuil roulant… Combien ? Combien d’Emma, de Bourne avez-vous manipulés et détruits ? Combien ?
— Suffisamment pour avoir eu l’impression de continuer à marcher.
David était dévasté, tout tourbillonnait autour de lui.
— Vous les avez tuées… Vous avez tué ma famille… Ma femme… Mon enfant…
— Tu ne peux imaginer combien de personnes j’ai tuées. Ça va au-delà de tes capacités.
David éprouva ses liens à se faire saigner les poignets.
— Tu vas te blesser plus encore, ricana le Bourreau. Ce serait bien dommage.
— Alors tout… tout était faux… Les entomologistes, les carcasses…
Doffre hocha la tête avec délectation.
— Ce chalet m’appartient. Tu es dans un décor. Ta famille, Adeline et toi n’avez été que des jouets, des objets de désir, que je me suis procurés pour passer un bon moment.
Il désigna le mur du fond.
— C’est Christian qui a installé les carcasses, posé pour la photo… C’est lui qui a pénétré ici, qui a dépecé les lapins et placé la herse. Les entomologistes n’existent pas, il n’y a jamais eu de programme Schwein, ni de Franz. Et ces numéros, que tu étais si fier d’avoir découverts, sur le chêne, la photo, etc., ont été créés de toutes pièces. On a même coulé de l’argent dans l’inscription en haut de l’arbre ! Pour Christian, il s’agissait d’ordres, qu’il a exécutés, voilà tout. Pour moi… préparer tout cela… c’était comme une première mise à mort, une jouissance infinie ! Ce pauvre Christian est persuadé d’avoir mis un écrivain dans l’ambiance, afin que ce soi-disant écrivain ait une imagination plus fertile ! Puis il est tranquillement retourné chez moi, il n’est au courant de rien, il attend sagement le vingt-huit février… la fin de mes vacances…
Il rit grassement.
— Tu es un écrivain pitoyable ! Ton récit est archi nul ! Cette femme, qui s’enfuit dans la forêt, qui se cache sous un lit ! Que du cliché, du bas de gamme ! De la part des morts est une catastrophe ! Tu n’aurais jamais réussi à rien !
— Vous êtes…
— La seule chose de véridique, dans cette histoire, c’est l’amour qu’Emma ressent pour toi. C’est moi qui lui ai transmis ton livre, qui l’ai mise sur ta route, qui ai forgé Miss Hyde. Elle t’aime, David. Elle t’aime au point de te tuer. Au point de s’infliger des griffures, de se persuader qu’elle a été poursuivie par une Chose, de crever d’épuisement… Tout ça pour pouvoir se pâmer dans tes bras. Elle est allée jusqu’à déplacer ses meubles, pour que son lit soit orienté dans la même direction que le tien, pour se donner l’illusion que tu étais sans cesse à ses côtés. Tu es partout chez elle. Sur ses murs, en face de ses miroirs, elle a affiché des agrandissements d’articles parus sur toi, ça en devient ridicule, on ne te reconnaît même pas tellement la qualité est mauvaise ! Tu sais, elle a déjà envoyé trois types à l’hôpital et brisé les deux jambes d’un autre… à chaque fois en provoquant des accidents. Chute dans les escaliers, objets qui tombent, cachets dissimulés dans la nourriture avant qu’ils prennent la route… Et Dieu sait si elle les aimait, eux aussi ! Elle ne te lâchera pas ! Et crois-moi, tu l’as sacrément mise en colère !