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— Vous n’avez… pas le droit !

— J’ai droit de vie et de mort ! Je me suis toujours servi, autant que je le voulais. Prendre la chair, quand j’en avais besoin. La chair humaine ! Le nirvana ! Qui pouvait m’en empêcher ? Le pouvoir, David ! Je possédais ! J’ordonnais ! Je dominais !

Il garda le silence une dizaine de secondes, loin, très loin d’ici.

— Nous y voilà enfin… soupira-t-il. C’est maintenant, David. Les années passent mais l’excitation reste, pareille à la douleur du membre fantôme… Je ne sais pas… Ça va au-delà de l’entendement…

— Vous… Vous ne pouvez pas faire ça… Arthur… Vous…

Doffre agita son index devant lui, dans un mouvement d’essuie-glace.

— C’est Emma qui va le faire. Ce sont toujours elles qui l’ont fait ! Tu ne peux pas imaginer de quoi les femmes sont capables pour ne pas mourir… Oh ! Et si tu avais pu voir leurs regards, quand je tenais leurs enfants dans mes bras ! C’est…

Il ne termina pas sa phrase. Il savourait.

— Ces enfants… fit David. Vous… devez me dire… Les numéros… sur leurs crânes… Que… Que représentent-ils ?

Arthur fit courir sa langue sur ses lèvres, fixant sa proie avec l’œil du prédateur.

— Il s’agissait bien des battements cardiaques. Dire que tu y étais presque, David. Tu y étais presque…

— Ces battements cardiaques… c’étaient les vôtres…

— Soixante-dix pulsations en moyenne, sur vingt-quatre heures, la première fois où j’ai agi. Puis soixante-huit, puis soixante-sept… Mon pouls n’a jamais dépassé les quatre-vingt-dix pulsations par minute quand j’ai exécuté les Böhme. Je maîtrisais tout ! Ma hargne, ma colère. Et je m’améliorais, à chaque fois ! J’approchais de la perfection…

Il se caressa le pantalon, les yeux au plafond.

— Et puis, graver ces chiffres c’était… c’était leur laisser ce que j’avais de plus précieux, alors que je leur prenais ce qu’ils avaient de plus cher. Mes pulsations cardiaques, contre leurs parents. Je gravais le sceau de mon organisme sur leur crâne, tandis que mes mains s’imprégnaient de leur sang. Ces bébés m’appartenaient ! Ils m’ont vu torturer leur père, assassiner leur mère ! Tu imagines ?

Il posa son index sur sa tempe.

— C’est imprimé dans leur subconscient ! J’existe dans leurs cauchemars, je sais qu’ils sentent encore, au plus profond d’eux-mêmes, la moiteur de la chambre quand le sang a giclé, et que des cris viennent les hanter, jour et nuit. Ces mêmes cris que tu entends en permanence…

David aurait voulu se recroqueviller dans un coin et se boucher les oreilles.

— Dumortier, Lefebvre, Potier, Pruvost, Cliquenois, Aubert, Böhme. Je connais chacun de ces enfants. Et eux aussi me connaissent… Je leur parle, de temps en temps… Il y a plus de vingt-cinq ans, je leur ai donné un peu de moi-même, de ma colère, de ma douleur. Ils ont ça dans leurs tripes. Eux l’ignorent, mais moi je le sais. Qu’y a-t-il de plus jouissif, de plus abouti que cette ultime prolongation de l’acte ?

Doffre dépassait tout ce que David avait pu concevoir en terme de sadisme. Sa cruauté s’était propagée dans les veines des enfants qui avaient grandi, évolué, mais qui avaient vu l’horreur et la gardaient en eux. L’impression de reconnaître un visage, sans l’avoir vraiment déjà croisé. Un sentiment de mal-être perpétuel. Des images sanglantes, les harcelant au fond de leur âme, sans qu’ils en comprennent la raison. Des êtres déréglés. Quelle avait pu être leur existence, après un tel drame ?

— C’est… C’est impensable… murmura David. Mon Dieu…

— La graine du Mal… J’ai planté en eux la graine du Mal qui, lentement, a germé…

Le Bourreau s’approcha et promena ses doigts sur les hanches nues.

— Tu sais ce qui m’a mis dans cet état ? Un accident de voiture, un stupide accident de voiture alors que… je venais d’assister à la crémation des Böhme ! J’étais tellement excité… un peu ailleurs, si tu veux, alors… je n’ai pas pu éviter la collision. … Ma voiture a été retrouvée en bouillie sur une berge du Rhin. Jambes broyées… Et tu connais la meilleure ? Quand les pompiers m’ont retrouvé, ma main droite avait été arrachée, et emportée par les flots ! C’était précisément sur la main droite que je me tranchais le bout des doigts, avec une lame de rasoir. La gauche, elle, portait toujours un gant en latex. S’ils avaient découvert cette main, ou si elle n’avait pas été arrachée, ils auraient pu se poser des questions à l’hôpital, enquêter et tout comprendre. Formidable ironie du sort, n’est-ce pas ?

David détourna la tête, tandis que Doffre le caressait.

— Ne me touchez pas ! Vous me répugnez. Vous n’êtes qu’une erreur ! Une triste erreur de la nature !

— Oh si ! Je vais te toucher, David Miller. Je vais te toucher, tout le temps qu’il faudra. Te toucher et te regarder mourir. Me délecter de votre douleur commune, pendant que son bras te charcutera et que son esprit t’adulera.

Il fixa l’arcade de David, de ses yeux infiniment noirs.

— Tu n’as donc toujours pas compris la raison de ta présence ici ?

David lui cracha à la figure. Doffre s’essuya calmement.

— Parce que tu te doutes bien que ce n’est pas pour tes capacités littéraires ?

— Arrêtez. Pitié…

— Tes parents t’ont-ils expliqué, pour cette cicatrice en boomerang ?

David agita la tête, soufflant très fort par le nez.

— Que t’ont-ils raconté ? Que tu t’étais cogné sur un coin de table en étant petit ? Ou que tu étais tombé sur un caillou ? Dis-moi David ! Dis-moi !

Pas de réponse. Arthur se déplaça jusqu’à la table basse, s’empara d’une tondeuse à cheveux et de deux miroirs.

— D’où crois-tu que vient ton goût pour ton métier exécrable ? Toutes ces images noires que tu extériorises par la plume ? D’où vient ta souffrance ? Et ces cauchemars ? Ces cauchemars innommables, qui ont cisaillé ta jeunesse ?

Il présenta la tondeuse dans sa paume ouverte.

— Cette blessure, c’est moi qui l’ai provoquée. Je t’ai laissé tomber, et tu as heurté l’un des plateaux de la balance de Roberval. Regarde le plateau, il est légèrement tordu. Oh, David ! Tu étais si petit !

David ne tenait plus debout. Les cordes s’enfonçaient dans sa chair.

— Vous… Vous dites n’importe quoi…

— Tes parents adoptifs ont tout fait pour te protéger, ils ne t’en ont bien évidemment jamais parlé. C’était une consigne des hautes instances. Une famille prête à tout plaquer et déménager souvent, pour garder l’enfant… Pour s’assurer que personne ne lui révélerait la vérité… Ils ont même modifié ta date de naissance de quelques jours, pour éviter qu’elle coïncide avec celle de l’enfant Aubert… Tu n’es même pas toi-même, David !

— Non… Ce n’est pas…

— Tu permets ? Baisse la tête. Tu vas savoir. Tu vas enfin connaître la vérité. Et t’apercevoir que ton destin, c’est moi qui l’ai tracé… Comme j’ai tracé celui de Brassart, l’ouvrier qui a assassiné sa femme et son fils, avant de se flinguer. Brassart… Il était si fragile… Je le vois encore, avec son revolver. Il m’a suffi de quelques rencontres… lui glisser les bonnes idées, au bon moment…

— Mon Dieu…

— Baisse la tête !

David fléchit les jambes et obtempéra. Les larmes affluèrent encore, coulant silencieuses sur ses joues. Doffre rasa l’arrière du crâne, au niveau de l’occiput, puis il posa le premier miroir sur ses jambes, et maintint l’autre derrière la tête de sa victime.

Des traces laiteuses, presque effacées, imprégnées dans sa chair. David plissa les paupières. 9… Puis, oui, ça ressemblait à un 7… Puis 8, 7, 8… 97878.

Le sixième enfant.

Le trou noir.

Il revint à lui en hurlant quand le Bourreau appuya sur sa cheville, provoquant des jaillissements de sang.