— Ne pars pas, David ! Ça n’est que le début ! Tu comprends mieux, à présent, pourquoi je suis venu te chercher, toi, et pas un autre ? J’étais déjà en toi, David ! Dans ta chair !
Il ricana encore.
— Mon cœur était quasiment au repos quand j’ai tiré une balle dans la tête de ton père, devant tes yeux. Tu me fixais avec une telle intensité ! Tu as tout mémorisé. On dit qu’à cet âge-là, les souvenirs ne persistent pas. J’ai l’intime conviction du contraire. Tout est précieusement stocké au fin fond de ton être… Et aujourd’hui, je vais revivre avec le fils ce que j’ai vécu avec les parents. Boucler la boucle, même si ta fille n’est plus là pour assurer la continuité. Oh ! J’aurais tant aimé planter la graine du Mal dans sa petite cervelle…
Il leva le bras en l’air.
— Vingt-sept années à attendre ce moment !
Il opéra une marche arrière, se saisit du fusil et se dirigea vers le couloir.
— Emma ! Viens me rejoindre ! Nous allons commencer !
45.
Mourir. Partir. Les rejoindre. Les rejoindre dans la torture, la rupture du corps, mais les rejoindre quand même.
David pria pour que le ciel abrège sa souffrance.
Mais il ne croyait plus aux prières.
On allait le découper, lui prélever de la chair. Vivant.
Ses jambes plaquées contre le tronc froid se raidirent lorsqu’il perçut les grincements dans le couloir.
Ça arrivait, prêt à accomplir l’office.
Le Monstre. La Chose. L’esclave.
La malheureuse.
Emma ne s’était pas occupée de nettoyer le sang qui avait durci au bord de ses narines, ni de redresser l’os de son nez. La partie gauche de son visage avait enflé jusqu’à venir fermer son œil. Des taches sombres maculaient le col du pull mauve et s’étaient même répandues le long de son pantalon.
— Emma, écoutez-moi ! Il vous tuera, vous aussi ! s’écria David. Nous faisons partie d’un jeu ! Un jeu de mort !
Doffre se tenait un peu en retrait, le fusil posé derrière lui, à proximité de la cheminée. Son œil noir balayait la silhouette masculine avec délectation, sa langue venait parfois mouiller ses lèvres, tandis que ses doigts caressaient le bras tiède de Dolor.
— Vous n’êtes que mensonge ! répondit Emma en lui crachant à la figure. J’ai cru en vous ! J’ai vraiment cru en vous ! Mais vous n’êtes pas différent des autres ! Vous êtes un salaud !
Elle le gifla dans un beuglement rauque.
— Avec ceci… dit Arthur en désignant les instruments de torture. Il faut arracher le péché de ses entrailles, lentement, très lentement… Tu dois laisser ton empreinte sur son corps, lui infliger la douleur qu’il t’a fait subir depuis des semaines. Pour qu’il n’oublie jamais. Fais-le ! Et pose chaque morceau de chair sur la balance, jusqu’à l’équilibrer. Ote-lui cent vingt-cinq grammes de méchanceté et de mensonge. Il te suppliera… Emma ! Il te suppliera comme il ne t’a jamais suppliée. Et il te respectera. Fais-le !
Doffre prononçait des paroles qu’elle n’entendait déjà plus. Elle considéra la table basse et se saisit soudain d’un bistouri à lame courbe.
— Arthur a tué mes parents ! lâcha désespérément David. Il a massacré mes parents alors que je n’avais pas trois ans ! Christophe et Jacqueline Aubert ! Vous devez me croire !
Emma serrait le manche en inox et menaçait David avec la lame.
— Vous croire ? Mais comment osez-vous ? hurla-t-elle.
— Il a tué six autres familles avec ces instruments ! Emma ! Toutes ces photos que vous avez vues ! Ces morceaux de membres découpés ! Le dossier ! Le dossier du Bourreau 125 ! C’est lui, le Bourreau 125 !
Doffre exultait. De plus en plus agité sur son fauteuil, il semblait revivre les scènes du passé. Les massacres, les plaintes, les cris, les supplications…
— Je ne vous pensais pas si hypocrite, dit Emma en s’approchant de David. Je devrais vous couper la langue.
— Les photos ! Les photos des enfants ! Vous les avez forcément vues !
Il baissa la tête.
— Regardez ! Regardez mon crâne ! Le numéro ! 97878 ! Le sixième enfant ! Allez chercher la photo du sixième enfant !
Elle fronça les sourcils quand elle aperçut la surface rasée, puis les marques laiteuses. Les chiffres effacés se lisaient encore distinctement.
— Tu l’as rasé ? demanda-t-elle à Arthur. Mais pourquoi ?
— Découpe ! Découpe ! ordonna-t-il.
La tête inclinée, elle sortit de sa poche les photographies qu’elle avait ramassées après avoir assommé Adeline. Elle regarda les clichés, puis le crâne de David. Même position… Même taille… Elle les passa en revue une à une… Même numéro.
Emma se tourna vers Arthur.
— Mais… Qu’est-ce qu’il raconte ?
Elle cherchait un élément de ressemblance avec David, mais on ne voyait pas le visage de l’enfant.
Le Bourreau vint lui arracher les clichés des mains et les jeta sur le sol avant de lui saisir le poignet.
— Tu ne comprends donc pas qu’il se moque encore de toi ? Qu’il utilise le prétexte des enfants pour t’attendrir ? Ce tatouage, il se l’est fait lui-même ! Il est tellement obnubilé par cette histoire de fous ! Ça lui bouffe la vie, tu le sais ! C’est un démon !
Il la repoussa vers David avec fermeté.
— Il te ment ! Il te ment comme il t’a toujours menti !
Emma se raidit et pointa le bistouri devant elle.
— Vas-y ! brailla le Bourreau. Découpe ! Découpe et pose sur le plateau !
— Non Emma ! Pour l’amour de Dieu, ne faites pas ça !
Dans un geste de furie absolue, elle lui planta le bistouri dans la cuisse droite. David se tordit de douleur, alors qu’Arthur se cabrait sur son siège, traversé par un courant de plaisir.
— Pourquoi, David ? cracha-t-elle de son haleine rance. Pourquoi faut-il que tout se termine toujours de la même façon ? Pourquoi vous n’êtes pas capable de m’aimer ?
David gémissait, le visage décomposé, pendant qu’elle prélevait un infime pavé de chair.
— La… balance ! haleta le Bourreau. Pose dessus ! Et recommence ! Recommence, jusqu’à l’équilibre ! Il te hait ! II était prêt à fuir et à te laisser crever dans la neige, comme une chienne ! Te laisser crever !
Emma ne contrôlait plus ses nerfs, ni les battements de son cœur. Les cachets… Qu’est-ce qu’Arthur avait bien pu lui donner ? Elle était en sueur. La voix d’Arthur s’éloignait et revenait plus forte encore. Une seule envie. Courir se fracasser la tête contre un mur. S’infliger des coups de scalpel. Frapper.
Elle se trancha la main en criant :
— Voilà ce que vous me forcez à faire ! Je vous demandais juste de m’aimer ! M’aimer ! C’est si compliqué ?
Elle propulsa l’instrument sur le plancher et resta là, à regarder le sang couler. Puis elle fixa curieusement Doffre, les yeux embués de larmes.
— Continue ! grogna-t-il. Tranche-lui un orteil ! Tranche-lui un orteil et pose-le sur la balance !
Elle s’empara de la tenaille, les mâchoires serrées.
— Emma… Il va vous tuer… Il va boucler la boucle… Après les parents, les enf…
Il se redressa subitement.
— Sept ! s’écria-t-il, regardant la chevelure noire alors qu’Emma s’était baissée et approchait l’outil de son pied gauche. Sept !
Elle marqua une nette hésitation. Doffre perdit instantanément son rictus.
— Sept quoi ? demanda-t-elle en relevant la tête.
— C’est pour cette raison qu’il vous a choisie, vous ! Les enfants perdus qui s’entretuent ! L’ultime aboutissement ! Le septième numéro se cache sur votre crâne ! Vous êtes l’enfant Böhme, dont les parents ont été tués en mars 1979 ! Vous êtes née aux alentours du 4 mars 1979 ! Ils ont modifié notre date et lieu de naissance pour qu’on ne fasse pas le rapprochement ! Vos vrais parents s’appelaient Patricia et Patrick ! Vous avez été adoptée. Petite, vous déménagiez souvent ! Avez-vous déjà vu des photos de votre mère enceinte ? De vous, nourrisson ou à l’âge d’un an ? Non, je suis sûr que non ! Emma ! Vous aussi, vous avez ce numéro sur le crâne ! Vérifiez ! Vérifiez au moins ça ! Je vous en prie !