Emma se redressa. Sa paume gauche était en sang. Son cœur continuait à s’emballer.
— Ne l’écoute pas ! vociféra le Bourreau. Tranche-lui la langue !
— Arthur ! Mais comment il sait pour… ma date de naissance, et les déménagements ? Je… Je n’en parle jamais !
Ses yeux étaient rivés au sol, cherchant le cliché du septième enfant.
— La tondeuse Emma ! Rasez-vous l’ar…
Le Bourreau enfonça son index dans le trou de la cuisse.
— Ferme-la, petit enfoiré de mes deux ! David hurla, arqué contre le tronc.
— Vas-y ! répéta le tueur en se retournant vers Emma. La chair ! Prélève la chair !
Emma secoua la tête, les photographies devant elle, complètement affolée. Arthur lui attrapa les cheveux.
— Qui commande ici ?
Elle encercla les poignets de Doffre, la bouche grimaçante. Pour la première fois, il sentait de la résistance.
— Qui commande ?
Elle ne parvenait pas à se défaire de son étreinte. Elle s’élança vers l’avant, abandonnant une poignée de cheveux entre les doigts du Bourreau.
— Il faut que… que je vérifie ! s’écria-t-elle.
— Reviens ici !
— Tu dis qu’il ment et je te crois… Arthur ! Je te crois vraiment ! Mais…
Elle serra le poing.
— … on va voir… Oui, on va voir.
Elle s’empara des deux miroirs et précipita la tondeuse sur ses cheveux.
— Emma ! répétait Doffre de son ton le plus autoritaire. Emma ! Emma !
Il fit marche arrière et cogna contre la table basse.
Le fusil ! s’écria David. Il va chercher le fusil ! Emma ! Mais elle ne l’écoutait pas, occupée à se raser la tête. Dans le miroir, le chiffre se dessina lentement, sur la masse blanche de son crâne.
Ses yeux s’écarquillèrent.
Elle tomba à genoux, la photographie du septième enfant entre ses mains tremblantes.
Ce môme était une fille. Une fille aux courts cheveux bruns, de tout juste deux ans.
Emma hurla.
Puis elle observa David. Cette même marque dissimulée sous sa chevelure, depuis toutes ces années…
Ils étaient ces enfants photographiés, ces bambins qui avaient vu leur père et leur mère mourir dans des souffrances inhumaines. Elle s’était alors retrouvée chez des gens qui ne l’aimaient pas, qui avaient fini par la maltraiter, l’enfermer à la cave ou dans des pièces aux portes et aux volets fermés.
Des parents qui n’étaient pas les siens.
Et elle resta là, inerte, à essayer de comprendre comment Arthur avait pu la tromper à ce point. C’était trop difficile, inimaginable. Non ! Arthur ne pouvait pas ! Lui qui s’était toujours occupé d’elle, depuis son plus jeune âge !
Les numéros. Les enfants. L’histoire de ce tueur. Les crânes rasés.
Elle s’élança sur David, un scalpel au poing, tandis que le Bourreau levait déjà l’arme de son bras puissant.
David baissa les paupières quand l’instrument tranchant s’abattit dans sa direction.
Emma cisailla les liens, tellement paniquée qu’elle entailla également la chair des poignets. Les cordes cédèrent. Plus rien ne retenait David à l’arbre, il chuta sur le plancher et replia ses mains sur sa cheville blessée.
Quand il leva les yeux, Doffre était en position de tir.
— C’est maintenant que le cercle se referme, dit-il le doigt sur la gâchette. Que la dernière page se tourne… Vous représentiez tant à mes yeux ! Vous portiez en votre sein la graine du Mal, que j’avais délicatement déposée, et qui commençait tout juste à germer ! Vous étiez… mes enfants !
Emma s’avança vers Doffre, le scalpel à la main. Son visage n’était plus qu’une gigantesque boursouflure. Elle se mit à rire. Un rire grave, qui remontait du plus profond de ses entrailles.
— Tu ne nous auras pas tous les deux ! Il n’y a plus qu’une balle dans la chambre ! Une seule et unique balle ! Qui vas-tu choisir ? Lui ou moi ?
— Reste ou tu es ! Salope ! hurla-t-il, alors qu’elle n’était plus qu’à deux mètres de lui.
Elle s’immobilisa et s’adressa à David.
— Je suis désolée mon chéri… Pour tout…
Elle explosa en sanglots.
— Mais je… je t’ai tellement aimé ! Tu ne peux imaginer à quel point !
Puis elle plongea vers l’avant, dans un ultime vagissement, les mains brandies au-dessus de la tête.
La détonation retentit.
— Nooooon ! hurla David.
Emma fut propulsée sur le côté par l’impact de la balle et s’effondra la tête la première dans l’âtre de la cheminée, provoquant une gerbe de braises qui s’éparpillèrent sur le plancher. Des bûches enflammées roulèrent sur le sol et embrasèrent instantanément le tapis.
Doffre appuya encore sur la gâchette, le canon braqué sur David.
Plus de balles…
— Petit connard !
David se releva, vacillant, en larmes, en sang. Autour de lui, le feu se répandait.
Doffre jeta le Weatherby et tenta de faire marche arrière, mais David attrapa le fauteuil et le fit basculer, dans un grognement rauque.
Le Bourreau se retrouva sur le sol, telle une vulgaire larve. Il cherchait à agripper la roue, à se redresser. Alors David lui écrasa les doigts de tout son poids, en hurlant.
— Crève ! Crève ! Crève !
Doffre dévoilait ses gencives, les yeux rouges de haine.
— Personne ne les ramènera ! Personne ! vociféra-t-il en regardant sa main broyée.
Derrière lui, le chêne libéra un grincement qui remonta le long de son écorce et gagna la charpente, dans un tremblement épouvantable.
Le chalet semblait se disloquer.
David tourna la tête. Emma était en feu. L’odeur de viande cuite devenait irrespirable.
Avançant avec peine dans des nuages de fumée, il ramassa ses vêtements et s’habilla en hâte.
Les jambes du Bourreau s’enflammaient. Il fixait David, l’écume aux lèvres.
— Tu ne peux pas me tuer ! Je reviendrai ! Je reviendrai hanter tes nuits !
Sa peau commençait à se rétracter. Sa prothèse se mit à fondre.
Le chêne grinça de nouveau.
Un front rouge et orange remontait le couloir, s’attaquant aux chambres.
David se traîna jusqu’à la porte.
Il se tourna une dernière fois vers le Bourreau 125, avant de l’abandonner aux flammes.
Puis il partit s’asseoir contre un arbre, au bord du chemin.
La neige l’accueillit silencieusement. Il croisa les bras et rentra le menton dans son blouson.
Il ne pourrait jamais atteindre la route.
Le feu trouait la charpente, libérant d’immenses tourbillons noirs. Le chêne s’embrasa jusqu’à sa plus haute branche. Autour, les épaisseurs blanches se transformèrent en une large mélasse grisâtre. David plissa les paupières, sa vue se brouillait. Dans la fumée opaque, échappée du chêne, il voyait des visages martyrisés, s’élevant comme des traînées de cire. Des sculptures trouées d’yeux hagards, de bouches hurlantes. Des faciès agonisants. Par dizaines. Ils disparaissaient dans le ciel gris, pareils à des mirages éphémères.
Puis, tout s’évanouit dans un grand baiser de cendres.
David se rappela ceux et celles qu’il avait aimés. Son épouse, sa fille. Ses parents biologiques, qu’il n’avait connus qu’au travers de leur souffrance.
Bientôt, il les rejoindrait. Il suffisait de rester là, et d’attendre.
Épilogue
Un an plus tard
Au moment où le bus s’arrêta, la jeune femme déplia une dernière fois la feuille chiffonnée qu’elle serrait entre ses mains. Il était encore temps de faire demi-tour, de rentrer à Paris.
Non. Il fallait aller jusqu’au bout et libérer toute cette douleur. Elle replia le papier sur lequel était indiquée l’adresse et le fourra dans sa poche.