Une fois à l’extérieur, elle remonta le col de sa veste, enfila rapidement son bonnet et s’enfonça dans les grandes rues de Brest. Le vent glacial et salé craché par l’océan lui piquait le visage.
Le bâtiment lui apparut enfin. Un long vaisseau noir, marbré en façade, aux larges vitres teintées. La femme inclina le menton, un temps figée devant l’enseigne, puis se décida à entrer.
— J’aimerais voir David Miller, s’il vous plaît, demanda-t-elle à l’accueil.
L’homme la regarda avec attention avant de lui objecter que c’était impossible. Miller réalisait un soin ; personne, hormis le personnel, ne pouvait pénétrer dans le laboratoire.
— C’est très important, insista-t-elle. Je viens de Paris.
— Vous êtes ?
— Une amie…
Un court silence.
— C’est un spectacle difficile à supporter, vous savez ?
— J’ai déjà vu bien pire, répondit-elle. Dix fois pire…
— Dans ce cas… Venez avec moi.
Ils descendirent au sous-sol. Au fond, le grondement de la ventilation. Et l’odeur. Cette épouvantable odeur d’antiseptiques.
— Vous êtes bien certaine ? s’enquit l’employé, se rendant compte que la femme mince aux joues creusées et aux cheveux courts tournait presque de l’œil.
— Certaine… Vous pouvez me laisser, s’il vous plaît ?
Il finit par s’éloigner. Une fois seule, elle posa la main sur la poignée, sans oser la tourner.
*
David entailla la gorge d’une incision médiane très précise. Le défunt étalé sur la table de soins était arrivé en fin de matinée, décédé d’un anévrisme au cerveau, dans les vestiaires de son club de boxe. Il sentait encore la sueur grasse, cette odeur que Cathy avait promenée tant de fois, après ses entraînements, voilà si longtemps.
Ce môme, la Faucheuse l’avait rappelé sans raison. Il n’avait pas vingt ans.
Que fallait-il chercher à comprendre ?
Ce soir, après le travail, David irait au cinéma, c’était décidé. Une sacrée aventure que de mettre le nez hors de son petit appartement, de profiter des lumières de la ville et d’échapper un temps à la routine de ses journées. Peut- être ferait-il demi-tour, au dernier moment, mais au moins, il aurait essayé.
Il fallait essayer.
Dans son dos, la porte métallique du laboratoire libéra un courant d’air frais. Il se retourna, peu habitué à être dérangé en plein travail.
Le scalpel maculé qu’il tenait dans la main chuta sur le sol.
Ses jambes flageolaient tellement qu’il dut prendre appui sur le coin de la table. Ses lèvres s’écartèrent imperceptiblement, puis se rapprochèrent aussitôt.
Elle avait changé. Son ample chevelure de feu avait laissé place à une coupe dynamique, aux fines mèches acajou collées sur les tempes. Elle portait un tailleur crème, très sobre, sous une longue veste en cuir souple.
Sonné, David ôta son masque vert.
— A… Adeline ?
Le mot peina à sortir, comme suspendu dans le temps. Adeline… Qu’il était douloureux de prononcer ce prénom. C’était comme rouvrir une cicatrice à peine recousue.
La jeune femme retint son souffle. Elle savait qu’elle pouvait exploser, n’importe quand. Fuir loin d’ici, dans le tumulte de la ville.
A force de volonté, elle finit par avancer, resta un temps face à lui, au bord des larmes, avant de le serrer dans ses bras. De toutes ses forces.
— Oh, David… chuchota-t-elle dans le creux de son oreille.
David inspira profondément. La chaleur d’un corps, tout contre lui. Ça faisait si longtemps…
— Comment m’avez-vous retrouvé ? questionna-t-il d’une voix tremblante, par-dessus son épaule.
— Je me suis doutée que vous auriez poursuivi ce métier, même après le…
Elle se recula un peu.
— Votre… Votre ancien patron m’a dit que vous étiez parti pour la Bretagne. Alors, de fil en aiguille, en appelant des dizaines d’établissements funéraires…
David se dirigea en boitillant vers la table inoxydable et couvrit le visage du défunt. Une boule montait dans sa gorge.
— Mais pourquoi ? Après un an ?
Il lui tournait le dos, ses yeux ne fixaient plus aucun point précis. Il cherchait désespérément à s’occuper les mains.
— Vous saviez, David… Vous saviez et vous ne m’avez rien dit…
Il se dirigea vers la poubelle, à l’autre coin du laboratoire, et y jeta de l’essuie-tout. Des gouttes perlaient sur son front.
— Vous… Vous dire quoi ? Je n’ai plus rien à dire sur ce qui s’est passé. Elles sont mortes, tout cela est… est enterré.
Il posa les mains à plat sur le mur, la tête baissée entre les épaules.
— Vous n’auriez jamais dû atteindre cette route… Vous n’auriez jamais dû prévenir la police… Il fallait me laisser… Me laisser avec elles… On m’a… ramené à la vie alors qu’elles étaient parties.
Il secoua la tête.
— Adeline… Vous devriez rentrer chez vous. Tout oublier… Ne remuez pas le passé… Ce sera mieux pour nous deux.
Quand il se retourna, Adeline triturait ses gants, l’air grave.
— C’est trop tard David… C’est trop tard ! hurla-t-elle.
— Oh non, c’est pas vrai ! s’écria David en se précipitant vers elle.
Ils s’enlacèrent encore. Adeline lui attrapa le poignet et l’orienta vers l’arrière de son crâne.
— C’est là qu’il se cache… 98101… Le numéro du cadenas que j’ai ouvert, dans la chambre de Doffre… Ce numéro… tatoué en tout petit, à peine perceptible…
Elle inspira bruyamment, au bord de la rupture.
— C’est… C’est pour cette raison que vous avez refusé que je vous rende visite à l’hôpital, après le drame. C’est aussi pour ça que… que vous avez disparu subitement, sans laisser de traces, ni d’adresse. Vous vouliez me protéger ! Vous aviez compris, et vous vouliez me protéger !
David lui caressait le dos. Elle poursuivit difficilement :
— Avec la découverte des… des corps carbonisés, avec notre version des faits, le passé psychiatrique d’Emma et… et sa relation avec Doffre, les flics en ont conclu qu’il s’agissait d’un gigantesque traquenard qu’ils vous… vous avaient tendu, une espèce de folie commune qui s’est terminée en un massacre. Ce qui n’est rien d’autre que… la vérité. Nous avons simplement relaté la vérité, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, David ?
— Rien que la vérité…
— J’étais vraiment à côté de la plaque ! Je n’avais que ma vision naïve d’un couple complètement timbré… On m’a assommée, enfermée, puis il y a eu… notre fuite… Mais jamais… jamais je n’ai su qui était Arthur Doffre. Contrairement à vous…
Adeline s’écarta brusquement.
— Doffre était le Bourreau 125 ! Et nous, les enfants de ses victimes ! J’avais le droit de savoir, David !
— Et pourquoi ? Pour qu’il vous détruise votre vie, à vous aussi ? Tout a brûlé, le dossier, les photos ! Il fallait laisser ça enterré ! Pourquoi avoir cherché ? Comment avez-vous su ?
— Pour quelle raison Doffre était-il venu me chercher, moi ? Qu’est-ce que je venais faire dans une histoire qui n’était pas la mienne ? Je ne pouvais pas être une simple figurante ! Alors, je me suis dit que nous avions forcément quelque chose en commun. J’ai ressassé tout ça des mois et des mois. Il y avait ces nombreux déménagements, dans notre enfance. Puis nos cauchemars. … Et notre âge, très proche… Mais… je n’arrivais toujours pas à comprendre… Puis… Puis je me suis souvenue de l’une de ses phrases, tandis qu’il me racontait l’histoire d’un arbre mourant. Une seule et unique phrase, qui m’a fait tout saisir d’un coup.
Elle sortit un mouchoir de sa poche et frotta le maquillage qui coulait sous ses yeux.
— Cette nuit-là, dans le lit, il avait parlé d’un aboutissement. Il disait que la raison de sa présence était de « voir germer les graines de ses propres semences… ».