— Heu… plutôt celui d’un Dieu bon, je crois.
— Mais ce concept pose de nombreux problèmes, voyez-vous ? Si vous lisez la Torah avec attention, vous remarquerez qu’elle ne donne pas l’image d’un Dieu bienveillant, mais plutôt d’un Dieu jaloux, un Dieu qui exige une fidélité aveugle, un Dieu qui inspire la crainte, un Dieu qui punit et sacrifie, un Dieu capable de demander à Abraham de tuer son fils, juste pour avoir la preuve que le patriarche Lui sera fidèle. Mais s’Il est omniscient, Il sait donc qu’Abraham Lui sera fidèle. Alors pourquoi, puisqu’Il est bon, ce test si cruel ? Il ne peut pas être bon.
Ben Gourion se mit à rire.
— Vous marquez un point, professeur, s’exclama-t-il. Je vous l’accorde, Dieu n’est pas nécessairement bon. Mais, étant le créateur de l’univers, Il est du moins tout-puissant, non ?
— Est-ce bien certain ? S’il en est ainsi, pourquoi punit-Il Ses créatures puisque tout est Sa création ? Ne les punit-Il pas pour des choses dont Il est, au bout du compte, l’unique responsable ? En jugeant Ses créatures, n’est-ce pas au fond Lui-même qu’Il juge ? Selon moi, et pour être franc, seule Son inexistence pourrait Le disculper. Le scientifique fit une pause. D’ailleurs, à bien y réfléchir, même Sa toute-puissance n’est guère possible, il s’agit d’un concept rempli, lui aussi, d’insolubles contradictions.
— Comme par exemple ?
— Il y a un paradoxe qui montre l’impossibilité de la toute-puissance, qu’on peut formuler ainsi : si Dieu est tout-puissant, Il peut créer une pierre qui soit si lourde que Lui-même ne peut la soulever. Einstein leva un sourcil interrogatif. Vous me suivez ? C’est justement là que surgit la contradiction. Si Dieu ne peut soulever la pierre, Il n’est pas tout-puissant. S’Il réussit à la soulever, Il n’est pas non plus tout-puissant puisqu’Il n’a pas pu créer une pierre qu’Il ne réussisse pas à soulever. Einstein sourit. Conclusion, il n’existe pas de Dieu tout-puissant, c’est une invention de l’homme en quête de réconfort et aussi une explication pour ce qu’il ne comprend pas.
— Donc vous ne croyez pas en Dieu.
— Je ne crois pas au Dieu personnifié de la Torah, non.
— Vous pensez qu’il n’y a rien au-delà de la matière, c’est ça ?
— Non, au contraire. Il y a forcément quelque chose derrière l’énergie et la matière.
— Alors vous croyez en quoi ?
— Je crois au Dieu de Spinoza, qui se manifeste dans l’ordre harmonieux de ce qui existe. J’admire la beauté et la logique élémentaire de l’univers, je crois en un Dieu qui se révèle à travers cet univers, en un Dieu qui…
Frank Bellamy roula des yeux et agita la tête.
— Mon Dieu ! marmonna-t-il. Je n’en crois pas mes oreilles.
Bob pivota sur sa chaise, devant le magnétophone.
— Il faut voir le côté positif, dit-il. Tu te rends compte, Frank, nous sommes en train d’écouter le plus grand génie de l’humanité divulguer ce qu’il pense de Dieu ! Combien de gens paieraient pour entendre ça ?
— Ce n’est pas du show-biz, Bob. Il s’agit de sécurité nationale et il nous faut en savoir plus sur la demande faite par Ben Gourion. Si Israël détenait la bombe atomique, combien de temps faudrait-il pour que tout le monde la possède également ?
— Tu as raison. Excuse-moi.
— Nous devons obtenir plus de détails.
— C’est vrai. Mieux vaut écouter leur discussion.
— … de Spinoza.
Il y eut un long silence. Ben Gourion fut le premier à le rompre.
— Professeur, pensez-vous qu’il soit possible de prouver l’existence de Dieu ?
— Non, je ne le pense pas, monsieur le Premier ministre. Il est impossible de prouver l’existence de Dieu, tout comme il est impossible de prouver sa non-existence. Nous avons seulement la capacité de sentir le mystère, d’éprouver une sensation d’éblouissement face au merveilleux système qui régit l’univers.
Il y eut une nouvelle pause.
— Mais pourquoi n’essayez-vous pas de prouver l’existence ou l’inexistence de Dieu ?
— Cela ne me paraît pas possible, je viens de vous le dire.
— Mais si c’était possible, quelle en serait la voie ?
Silence.
Ce fut au tour d’Einstein de mettre un certain temps à reprendre la parole. Le vieux scientifique tourna la tête et contempla toute la verdure qui bordait Mercer Street ; il la contempla avec des yeux de savant, avec des yeux d’enfant, avec les yeux d’un homme qui a tout son temps et qui a conservé le don de s’émerveiller devant l’exubérance de la nature aux premiers jours du printemps.
Il respira profondément.
— Raffiniert ist der Herrgott, aber boshaft ist er nicht, dit-il enfin.
Ben Gourion eut l’air intrigué.
— Was wollen Sie damit sagen ?
— Die Natur verbirgt ihr Geheimnis durch die Erhabenheit ihres Wesens, aber nicht durch List.
Frank Bellamy tapa du poing sur le rebord de la fenêtre.
— Nom de Dieu ! s’exclama-t-il. Voilà qu’ils parlent en allemand !
— Qu’est-ce qu’ils disent ? demanda Bob.
— Je n’en sais rien ! Tu trouves que j’ai une tête de Boche ?
Bob parut déconcerté.
— Je fais quoi ? Je continue d’enregistrer ?
— Bien sûr. Nous apporterons ensuite la bande à l’agence où un petit génie la traduira. Il esquissa un rictus de mépris. Avec tous les nazis qu’on a là-bas, ça ne devrait pas être trop difficile, non ?
L’agent appuya son front contre la fenêtre et resta là, observant les deux vieux messieurs assis en pleine conversation de l’autre côté de la rue ; ils avaient l’air de deux frères, côte à côte, sur leurs chaises de jardin, au numéro 112 de Mercer Street.
I
Dans la rue, le chaos était indescriptible. Voitures aux tôles cabossées, camions bruyants et bus fumants se pressaient sur le goudron sale, trépidant sous les ronflements et les klaxons ; l’odeur du gasoil brûlé saturait l’air chaud de cette fin de matinée, et une brume de pollution engluait les immeubles délabrés ; il y avait quelque chose de décadent dans le spectacle de cette vieille ville qui tentait de rattraper le futur en s’accrochant au pire de la modernité.
Indécis quant au chemin à prendre, l’homme aux cheveux bruns et aux yeux vert clair s’arrêta devant l’escalier du musée et considéra diverses options. Face à lui s’étendait la place Tahrir et son grand embouteillage d’épaves ambulantes. Pas question de passer par là. Son regard obliqua vers la gauche. Une alternative consistait à prendre par Qasr El-Nil pour aller au Groopi’s déguster des pâtisseries et boire du thé ; mais il avait trop faim, son appétit ne se contenterait pas de menues friandises. L’autre possibilité était de prendre à droite et de suivre la corniche El-Nil, où se dressait le splendide hôtel du même nom, avec d’excellents restaurants et une vue magnifique sur le fleuve et sur les pyramides.
— C’est votre première visite au Caire ?
L’homme aux yeux verts tourna la tête, cherchant la voix féminine qui l’interpellait.
— Pardon ?
— C’est votre première visite au Caire ?
Une grande femme aux longs cheveux noirs s’approcha ; elle sortait du musée et arborait un sourire charmeur. Elle avait des yeux d’un intriguant marron-doré, des lèvres rouges sensuelles, de discrets rubis aux oreilles, un tailleur gris ajusté et des talons aiguilles qui accentuaient ses courbes parfaites.