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— Ne jetez pas ce livre, dit le vieil homme tandis qu’Heller montait dans la voiture. Je ne crois pas qu’il y ait encore une seule personne dans ce pays qui connaisse la vraie arithmétique. Je parie même que personne ne se souvient de son existence. Lorsque vous n’en aurez plus besoin, faites-en cadeau à un musée.

— Merci d’avoir remis la pipe du bon côté ! lança Heller.

Et le taxi s’élança. Le vieux agita la main en suivant le véhicule du regard.

Transgression du Code ! « Remettre la pipe du bon côté. » Il s’agissait sans doute de quelque expression employée dans la Flotte voltarienne. Mais non… Attendez… Je n’avais jamais entendu prononcer cette phrase sur Voltar. Était-ce une expression terrienne ?… Mais Heller ne connaissait pas ce genre de locution américaine. A moins que… Et puis, dans la Flotte voltarienne, on ne fume pas la pipe. On fume ces petites tiges appelées « fumettes ». Il n’y a que les Terriens qui fument la pipe.

On était à l’heure de pointe et le taxi était coincé dans les embouteillages new-yorkais, ce qui me laissait pas mal de temps pour essayer de trouver la signification de cette expression. Mais j’eus beau chercher, la solution ne vint pas. Je venais d’écrire : « Les marins terriens et les spatiaux sont souvent en contact avec des prostituées », lorsque ma concentration fut interrompue.

Un domestique avait chargé les livres d’Heller sur un chariot. Il le poussait à travers le hall du Gracions Palms lorsque Vantagio surgit de son bureau tel un diable à ressort.

Il regarda fixement le chargement, puis il déchira l’un des paquets et ouvrit un sac à dos pour vérifier qu’il s’agissait bien de livres.

— Ils t’ont admis ! s’écria-t-il.

Il laissa échapper un long soupir de soulagement et s’essuya le visage avec un mouchoir de soie. Ensuite il fit signe au domestique de repartir avec son chargement et poussa Heller dans son bureau.

— Tu as réussi ! lâcha-t-il.

— Je pense que c’est vous qui avez réussi, rétorqua Heller.

Vantagio fit celui qui ne comprenait pas.

— Ne jouez pas les innocents, dit Heller. J’ai été admis d’office. On m’a dispensé de tout, on n’a même pas vérifié si j’étais capable de penser ! Comment avez-vous fait ?

Vantagio éclata de rire et s’assit à son bureau.

— Bon, d’accord, môme, tu m’as percé à jour. Il était déjà très, très tard hier soir et j’ai eu beaucoup de mal à joindre le directeur de l’université, mais j’y suis finalement arrivé. Vois-tu, durant la pleine saison, nous embauchons quelques-unes des étudiantes du Barnyard College. Alors je lui ai dit que si ce matin à neuf heures trente précises tu n’étais pas inscrit, je supprimais notre programme d’aide aux étudiantes.

— J’ai une dette envers vous.

— Oh non ! Non, non, non. Tu ne t’en tireras pas comme ça. Tu dois toujours faire ce que je te dis. Vrai ou faux ?

— Vrai.

— Alors décroche ce téléphone et appelle Babe pour lui dire que tu es inscrit !

Heller tourna le téléphone à haut-parleur vers lui et pressa le bouton qui composait automatiquement le numéro. Il tomba sur Geovani qui lui passa aussitôt Babe dans la salle à manger.

— C’est Jerome, madame Corleone. Je voulais juste vous dire que Vantagio a fait de l’excellent travail et qu’il a réussi à me faire inscrire.

— Tout est totalement réglé ? demanda Babe.

— Totalement, confirma Heller.

Mais je constatai qu’il ne lui avait pas dit – pas plus qu’il ne l’avait dit à Vantagio – que Miss Simmons s’était arrangée pour qu’il se casse la figure en beauté. Heller n’était qu’un sale hypocrite.

— Ah, si vous saviez comme je suis heureuse ! Mon cher garçon, il ne faut surtout pas que vous finissiez comme tous ces voyous. Maman veut que vous ayez de la classe. De la classe à l’état pur. Que vous deveniez président, ou quelque chose comme ça.

— Je vous en suis infiniment reconnaissant.

— Maintenant, il va falloir me faire une promesse, Jerome. (La voix de Babe était devenue sévère.) Jurez-moi que vous ne sécherez aucun cours.

Heller demeura silencieux. Il savait très bien qu’il allait manquer deux à trois classes par jour ! Bénie soit Miss Simmons !

Lorsqu’il eut retrouvé sa voix, il dit :

— Pas même un petit cours de rien du tout, madame Corleone ?

— Jerome, écoutez-moi bien. (La voix de Babe s’était durcie.) Je sais que ce n’est pas une sinécure d’élever des garçons. Je n’ai jamais eu de fils, mais j’ai eu des frères, aussi je parle en connaissance de cause ! Il suffit d’abaisser sa garde une seconde, et les voilà qui s’éclipsent, libres comme l’air, pour aller faire les fous et casser les carreaux des voisins.

Aussi ma réponse sera claire et nette : pas d’école buissonnière. Vous ne sécherez aucun cours ! Maman vous surveillera et maman vous donnera la fessée !… Maintenant, faites-moi cette promesse, Jerome. Et Vantagio, si tu écoutes cette conversation – je suis sûre que tu écoutes parce que j’entends ma voix sortir du haut-parleur de ton téléphone – tu vas regarder ses mains et t’assurer qu’il ne croise pas les doigts. Vérifie aussi s’il ne croise pas les pieds. Vas-y !

Vantagio examina Heller de la tête aux pieds et annonça :

— Ni ses pieds ni ses doigts ne sont croisés, mia capa.

Ouah !… Heller était dans un drôle de pétrin ! A cause de ses principes absurdes d’Officier Royal, comme quoi une promesse est une promesse, il devait être en train de souffrir mille morts. Étant donné qu’il ne pourrait pas respecter sa parole, il ne la donnerait pas. Et j’étais sûr que par « fessée », Babe entendait sans doute « les pieds scellés dans le ciment au fond de l’Hudson ».

— Madame Corleone, je vais vous parler à cœur ouvert, dit enfin Heller. (Ah, on y était !) Je vous promets solennellement que, à moins que je ne me fasse descendre ou à moins que l’université ne ferme pour quelque raison, je terminerai mes études dans les délais et je décrocherai mon diplôme.

— Oh, mon cher garçon !… C’est encore mieux que ce que je vous ai demandé ! Mais attention, Jerome, n’oubliez pas : maman vous a à l’œil. Au revoir !

Vantagio appuya sur une touche pour déconnecter la ligne. Il était rayonnant.

— Vantagio, j’ai encore un petit service à vous demander, dit Heller. Pourriez-vous me donner le numéro de téléphone de Bang-Bang Rimbombo ? Je voudrais l’appeler de ma suite.

— Pour faire la fête, hein ?… Je te comprends tout à fait. En fait, il est ici à Manhattan. L’officier chargé des prisonniers sur parole est en train de lui en faire voire de toutes les couleurs.

Il griffonna le numéro sur un bout de papier et le tendit à Heller.

— Amuse-toi bien, môme.

Je n’en revenais pas. Vantagio était peut-être malin, mais là il s’était laissé avoir. J’allais de surprise en surprise avec ce (bip) d’Heller. Que préparait-il encore ? Est-ce qu’il allait faire sauter l’université ? Personnellement je ne voyais pas ce qu’il pouvait entreprendre d’autre pour tenir la promesse qu’il venait de faire à Babe Corleone.