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Heller sortit de sa chambre une heure plus tard. Les tailleurs avaient dû livrer sa garde-robe car, dans les glaces de l’ascenseur, je vis qu’il avait mis un costume d’été anthracite fait d’une étoffe qui, bien que fine et légère, paraissait épaisse et robuste. Il portait une chemise de soie blanche, une cravate bleu foncé et des boutons de manchettes en diamant. Fait exceptionnel, il n’avait pas coiffé sa casquette de base-ball et il était tête nue. Par contre, lorsqu’il traversa le vestibule, je sus immédiatement qu’il avait aux pieds ses souliers à pointes !

Il dévala les marches d’une station de métro – clic-clac, clic-clac – et monta dans une rame. Il descendit à Times Square et, quelques instants plus tard, il remontait Broadway. Il passa devant les sex-shops et, à une intersection, s’engagea dans une rue latérale. Au début, je crus qu’il avait décidé d’aller voir une pièce car il regardait attentivement les panneaux et les affiches de chaque théâtre devant lequel il passait.

Et puis, brusquement, il s’arrêta devant une entrée qui donnait directement sur un escalier. L’enseigne disait : KO Athletic Club. Il monta et entra dans une salle pleine de boxeurs casqués qui s’acharnaient sur les sacs de sable.

De toute évidence, il était attendu. Un employé vint à sa rencontre et dit : « C’est vous, Floyd ? », avant de lui faire signe de le suivre. Il conduisit Heller dans un vestiaire et désigna un placard qui fermait à clé. Heller se déshabilla et mit ses vêtements sur des cintres. Puis l’employé lui donna une serviette, ouvrit une porte et, d’une petite poussée du pied, expédia Heller dans un épais nuage de vapeur blanche.

Heller avança à tâtons, agita le bras pour chasser un peu de vapeur et aperçut Bang-Bang Rimbombo. Le petit Sicilien était assis sur un banc, une serviette enroulée autour de lui, le corps inondé de sueur. Son visage étroit n’était qu’une tache floue dans l’épais brouillard.

— Comment ça va ? demanda Heller.

— Mal, très mal, môme. Ça ne peut pas être pire. Assieds-toi.

Heller obéit et se tapota le visage avec la serviette. Il suait déjà à grosses gouttes. Il devait faire horriblement chaud là-dedans.

Et ils demeurèrent assis là, sans dire un mot. De temps à autre, Bang-Bang s’emparait d’un pichet d’eau et buvait quelques gorgées. Puis il le passait à Heller.

Une heure s’écoula. Ce fut Bang-Bang qui le premier brisa le silence.

— Je crois que je commence à faire de nouveau partie de la race humaine. Mon mal de tête est parti.

— Tu as fait ce que je t’ai demandé ? dit Heller. J’espère que ça ne t’a pas causé trop de dérangements.

— Ç’a été simple comme bonjour… T’as vu, je peux bouger le cou. J’ai pas dessoûlé depuis la dernière fois qu’on s’est vus. (Il demeura silencieux quelques instants, se souvint de la question d’Heller et reprit :) Chaque semaine, le même jour et à la même heure, le Père Xavier se rend à Bayonne. C’est le confesseur de Babe. Il l’a connue toute petite, à l’époque où elle créchait dans l’East End. Donc, chaque semaine, il vient à Bayonne, il dîne avec elle, il écoute sa confession et puis, juste avant de partir, il embarque toute une cargaison de pilules contraceptives volées qu’il ramène à New York. Et comme l’un des endroits où il doit les livrer n’est autre que le Gracious Palms, il en a profité pour déposer le matériel que tu m’avais demandé. Bref, ça ne m’a causé aucun dérangement. Tu ne me dois rien. Ce matos ne vaut pas grand-chose.

— Merci beaucoup.

— Si tout était aussi facile, la vie vaudrait le coup d’être vécue. Mais en ce moment, c’est pas le cas. Tu sais, des fois la vie peut être une méchante galère, môme.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Peut-être que je peux t’aider.

— J’ai bien peur que ni Dieu ni personne ne puisse m’aider, soupira Bang-Bang. Mercredi prochain, je retourne en cabane.

— Mais pourquoi ? Je croyais que tu étais libéré sur parole.

— C’est vrai, môme. Mais mon arrestation avait été un coup monté. La détention d’une mitrailleuse est un délit fédéral, mais feu Oozopopolis s’était arrangé pour que ce soit la police de New York qui trouve l’arme et elle m’a alors arrêté en invoquant la Loi Sullivan – détention illégale d’arme ou quelque chose comme ça. Ce qui fait qu’on ne m’a pas envoyé dans une prison fédérale, mais à Sing Sing, juste au nord de la ville.

— Dur, dur, fit Heller.

— Ouais. Ils sont tellement malhonnêtes qu’ils t’envoient même pas dans la bonne prison ! Donc, quand j’ai été libéré sur parole, je suis bien entendu rentré chez moi, dans le New Jersey. Le type qui s’occupe des prisonniers sur parole est immédiatement venu me trouver et il m’a dit que je n’avais pas le droit de quitter New York car c’est là que j’avais été jugé. Alors je suis allé à New York. Mais nous ne contrôlons plus New York comme avant depuis que « Saint Joe » s’est fait buter, ce qui fait que l’inspecteur de police Bulldog Grafferty n’arrête pas de faire pression sur l’officier des prisonniers sur parole pour que je retourne en prison et que je finisse de purger ma peine – on me dit maintenant qu’il me reste huit mois à tirer, môme. Huit mois sans rien boire !

— Est-ce que c’est parce que tu n’as pas d’endroit où habiter ? Je pourrais…

— Non, non. Je connaissais une nana à Central Park West et j’ai emménagé chez elle et ses cinq sœurs.

— Si c’est pour des histoires d’argent, je pourrais…

— Non, non. Je te remercie, môme. De l’argent, j’en ai à la pelle. Je suis payé au coup par coup – sous le comptoir. Mais c’est justement ça le problème. La condition que l’officier des prisonniers sur parole m’a posée pour que je ne retourne pas en tôle, c’est de trouver un travail stable. Tu te rends compte, môme ? Un travail stable ! Un artiste comme moi ! Et comme les jobs que j’exécute à droite et à gauche peuvent difficilement être déclarés, je n’ai aucun statut social et je suis officiellement considéré comme un vagabond. En plus, personne ne veut embaucher un ex-tôlard. Babe a dit qu’elle allait s’arranger pour que j’aie un travail régulier – avec la sécu et une paye fixe et tout ça – dans l’une des entreprises Corleone, mais ça équivaudrait à révéler que la « famille » contrôle des affaires légales – je suis trop célèbre. Je ne ferai jamais quelque chose qui pourrait créer des ennuis à Babe, jamais. C’est une capa merveilleuse. Bref, tu vois le problème auquel je suis confronté. On m’a dit : « Soit tu trouves un job régulier et tu t’inscris à la sécurité sociale, soit on t’arrête pour vagabondage et tu retournes au placard mercredi prochain. » Dixit l’officier des prisonniers sur parole.

— Bon sang, je suis vraiment navré.

— Ça m’a fait du bien de me confier à quelqu’un. Je me sens vachement mieux. Est-ce que mon mal de tête serait parti pour de bon ?… (Il secoua la tête pour vérifier.) Ouaipe. Viens, on va prendre une douche et aller dîner.

Ils se séchèrent, s’habillèrent et sortirent. Lorsqu’ils traversèrent la salle d’entraînement, Heller ne put s’empêcher de taper sur quelque chose – sa méchanceté naturelle. Alors qu’ils passaient devant un sac de sable, il donna un coup de poing dedans. Le sac se détacha de ses ressorts et s’envola.

— Je suis désolé, dit Heller au surveillant de la salle.

— Hé, patron ! cria celui-ci. Venez voir !

Un homme très corpulent qui mâchonnait un énorme cigare arriva.

— Regarde ce que vient de faire ce gamin ! dit le surveillant.